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Enseigner n'est pas apprendre
L’agir et le faire
Apprendre ! Un véritable défi

 

 

 

 

 

 

L'Apprendre ! Un véritable défi...

 


André Giordan rappelle les trois traditions de compréhension du processus d'apprendre : pédagogie magistrale, béhaviourisme, et constructivisme. Il plaide pour une intégration des facteurs cognitifs, affectifs et environnementaux dans les procédures didactiques, reprenant les principaux acquis de son "modèle allostérique", fondé sur la "métamorphose des conceptions" des apprenants.

Sciences Humaines : Dans votre ouvrage récent intitulé "Apprendre !" vous distinguez plusieurs traditions dans la compréhension de l'apprentissage, et de ce fait plusieurs voies pédagogiques.
André Giordan : On repère trois grandes traditions en matière de modèles sur l'apprendre.
La première décrit la capacité d'apprendre, si développée dans l'espèce humaine, comme une simple mécanique d'enregistrement. Elle a été et demeure souvent la pratique pédagogique dominante, surtout dans les degrés élevés de la pyramide de formation, ou dans les situations de conférences notamment. Effectuée par un cerveau "vierge" et toujours disponible, l'acquisition d'un savoir est le résultat direct d'une transmission. Dans l'enseignement, c'est la routinière présentation de données, illustrées ou non. Au musée, c'est l'exposition d'objets ou de documents accompagnés de cartels explicatifs. Cette pédagogie que l'on nomme "magistrale" ou "frontale" suppose une relation linéaire et directe entre un émetteur (enseignant, journaliste, muséologue), détenteur d'un savoir et un récepteur (élève ou grand public) qui mémorise successivement des messages.
La deuxième tradition repose sur un entraînement promu au rang de principe. On conçoit des situations accompagnées de questions susceptibles de réponses immédiates. L'apprentissage est favorisé par des "récompenses" (renforcements positifs) ou des "punitions" (renforcements négatifs). A travers un tel conditionnement, l'individu finit par adopter le comportement adéquat, celui qui lui évite les renforcements négatifs. L'enseignement offre ainsi des exercices autoprogrammés ; transposée dans le cadre muséal, cette approche se traduit par des situations "presse-bouton" comme au Palais de la Découverte à Paris ou au Lawrence Hall of Science de Berkeley. L'enseignement programmé ou EAO (enseignement assisté par ordinnateur) s'inspire également de ce principe.
La troisième tradition est une pédagogie dite "de la construction". Elle part des besoins spontanés et des intérêts "naturels" des individus. Elle prône leur libre expression, leur créativité et leur savoir-être. Elle met en avant la découverte autonome ou encore l'importance des tâtonnements dans l'acte d'apprendre. L'individu ne se contente plus de recevoir des données brutes, il les sélectionne et les assimile. La construction du savoir s'effectue principalement par l'action et l'expression des représentations des élèves. Les méthodes dites "actives" dans le cadre scolaire, un certain nombre de lieux d'investigations, tels que le Children Museum de Boston, la Cité des Enfants de la Villette, sont construits sur ce modèle éducatif.

SH : Comment et pourquoi, selon vous, ces conceptions pédagogiques de l'apprendre se sont-elles cristallisées ?

A.G : Avec un peu de recul, on constate que chacune de ces positions renvoie à une théorie de la pensée. La pédagogie magistrale prend appui sur les travaux du philosophe anglais John Locke. Dans son livre Essai sur l'entendement humain (1693), il présente l'idée révolutionnaire pour l'époque que nos images, nos pensées sont le fruit de notre seule expérience. Contrairement aux Rationalistes qui ne jurent que par la croyance en une raison innée, le cerveau est pour lui une tabula rasa, c'est-à-dire un "tableau vierge" ou "une pièce sans meubles". Le rôle du maître est d'exposer clairement, de montrer avec conviction, éventuellement de répéter. Ce modèle a obtenu un quasi monopole à l'école , à l'université et dans toutes les formes de médiation. Il est vrai que cette conception de l'apprendre peut être très efficace... Cependant le résultat de son emploi s'avère féroce : le message n'est entendu que s'il est attendu ! En d'autres termes, l'apprenant et le médiateur doivent se poser le même type de question, avoir le même cadre de référence (vocabulaire compris) et une façon identique de raisonner. Encore faut-il qu'ils aient en plus le même projet et qu'ils donnent le même sens aux choses. Quand tous ces ingrédients sont réunis, un exposé, une présentation (article, exposition,..) est le meilleur moyen de faire passer le maximum d'informations dans le minimum de temps.
D'inspiration plus tardive, la seconde tradition fut fondée sur la psychologie behavioriste. Cette théorie postule que l'on ne peut accéder aux états mentaux des individus, ceux-ci restant inobservables. Assimilé à une "boite noire", l'individu peut cependant être "influencé" de l'extérieur par des situations bien conçues. Reposant sur un processus de type "stimulus-réponse", ces pratiques vont rencontrer quelques succès dans les années cinquante, au travers d'apprentissages élémentaires ou dans l'acquisition d'automatismes. Aujourd'hui, les critiques face à cette pratique sont nombreuses ; on reproche au behaviorisme de renoncer à comprendre le mental : les états internes (la structure mentale) apparaît comme passive comme pour la conception pédagogique magistrale. Les présupposés, les croyances, mais également les désirs, les intentions de l'élève (ou du grand public) sont peu pris en compte.
La troisième tradition a démarré sous l'influence d'Emmanuel Kant à la fin du XVIIIème siècle. Dans sa Critique de la raison pure (1781), il soutient que le savoir dépend à la fois des sens (tout comme Locke), toutefois il n'évacue pas l'idée de raison, non pas innée, mais qui se construit, car seule cette dernière possède les conditions requises pour interpréter ce que nous percevons du monde. Repris par la psychologie de la fin du XIXème, un rôle très important est accordé au "sujet" dans le développement cognitif. Les connaissances d'un individu constituent le facteur déterminant de l'apprendre. Ce mouvement s'est amplifié depuis sous le vocable de constructivisme. et également plus récemment de cognitivisme.

SH : La tradition que vous nommez constructiviste s'est également ancrée dans les mouvements d'éducation nouvelle à partir du XIXème siècle. Aujourd'hui, elle s'appuye notamment sur les travaux d'une psychologie cognitive pour qui le processus apprendre semble trop général et qui s'intéresse aux séquences de ce processus ( mémorisation, stratégies mentales, etc.) ou aux états et configurations neuro-biologiques ( images et représentations par exemple). Quel sont les tendances récentes de ce courant ?
A.G : En vérité, ce courant (constructiviste-cognitiviste) présente de multiples variantes. Deux psychologues américains Robert Mills Gagné et Jérôme Bruner ont mis dans les années 60 l'accent sur les "associations" à établir entre les informations externes et la structure de pensée. Toute perception est pour eux une catégorisation.Un autre américain, David Ausubel, a parlé ensuite de "ponts cognitifs" à la fin des années soixante. L'école piagétienne de Genève a avancé, elle, les concepts "d'assimilation et d'accommodation", empruntés à la biologie de l'évolution. Tout organisme assimile ce qu'il prend de l'extérieur à ses propres structures, y compris les informations récupérées par ses perceptions. Ce processus s'accompagne en retour d'une accommodation, c'est-à-dire une modification des organes sur un plan biologique ou des instruments intellectuels sur le plan cognitif. Si le sujet veut assimiler un savoir, il doit être capable d'accommoder en permanence son mode de pensée aux exigences de la situation.
Ces premiers modèles constructivistes ont eu le mérite de montrer qu'apprendre n'apparaît plus comme le résultat d'empreintes que des stimulations sensorielles laisseraient dans l'esprit de l'élève à la manière de la lumière sur une pellicule photographique. Il n'est pas, non plus, le résultat d'un conditionnement opérant dû à l'environnement. Apprendre procède d'abord de l'activité d'un sujet, que sa capacité d'action soit effective ou symbolique, matérielle ou verbale et dont l'existence procède de schèmes mentaux.
En revanche, ces modèles restent plutôt frustes pour décrire les multiples mécanismes de l'apprendre. Tout ne dépend pas des seules structures cognitives générales. Des étudiants, des chercheurs qui ont accès au formalisme logico-mathématique le plus poussé peuvent par exemple raisonner à l'égal d'enfants de 6-7 ans sur des contenus inhabituels. Plus les situations sont éloignées des savoirs maîtrisés, plus les individus utilisent des stratégies de raisonnement primitives. Ce qui est en cause, ce n'est pas seulement un mode opératoire, mais ce que nous appelons une "conception" de la situation. Intervient à la fois un type de questionnement, un cadre de référence ou des façons de produire du sens.

Propos transcris par Leila Herbé
Sciences Humaines, Septembre 1999