Approche réseau

André Giordan

 

Travailler en réseaux, tout le monde en parle, mais personne ne sait encore faire… du moins ne sait faire avec un optimum de pertinence ! Pourtant devant de la complexité de notre société, peut-on faire autrement ?.. Par exemple, peut-on comprendre les mutations du moment ou nous situer au quotidien face aux situations où nous sommes directement impliqués –vache folle, clonage, accidents industriels, climatiques, etc.- sans une approche complexe et en réseau.
Les savoirs ou les repères anciens sont le plus souvent obsolètes, et les citoyens cherchent désespérément des réponses auprès des experts (1). Or nombre d’événements récents montrent que dans la plupart des situations «nouvelles», les savoirs des experts atteignent rapidement leurs limites ou apparaissent néfastes. Il devient difficile, voire impossible, pour les scientifiques de réduire toute incertitude. De plus, les experts ont un regard tronqué pointé dans une seule direction et ils ne sont pas exempts de corporatisme.
Parfois même, aucun champ de référence ne peut être mis en avant, aucune approche notamment quand la situation demande des compétences transversales existe… Certaines questions n’ont jamais fait l’objet d’investigations systématiques ou tout simplement de problématisation, de mise à plat, de confrontation un peu poussée. Comment les élaborer sinon en réseau ?
En matière d’économie, de démocratie, chaque individu se trouve confronté avec des savoirs non formulés, et par conséquent non codifiés par les dispositifs institutionnels. Par exemple, comment décider en matière d’incertitude ? On peut certes avancer… « le principe de précaution ». Mais celui-ci est envisagé avec des connotations différentes, voire antagonistes, suivant les spécialistes.
Comment faciliter les confrontations ?, comment prendre une décision ? comment répartir les responsabilités ? Sur tous ces plans de nouveaux réseaux sont à mettre en place. Encore faudrait-il savoir si prendre ?..

Deux approches réseau

Pour élaborer des savoirs sur les réseaux, on peut imaginer deux approches-réseaux. D’abord, une approche universitaire, renouvelée bien sûr puisque entre autres en réseaux ; ce que font encore difficilement les universitaires !
Pour schématiser, elle pourrait comporter une suite cybernétique –c’est à dire en rétroaction- d’étapes suivantes :

  • repérer les questions restées sans réponse au quotidien en matière de réseaux déjà existants ;
  • chercher comment problématique… quand il n’y a pas (totalement ou en partie) de référents, ni scientifique, ni technologique, sur les divers points ;
  • multiplier les expériences ou tirer parti des expériences diverses et mettre en commun les hypothèses, les idées (travailler en regard sur des situations optimisées et des analyses d’échecs)…
  • confronter des pratiques diverses, voire antagonistes et les évaluer, et surtout mettre à plat les paradigmes (logiques intimes et valeurs sous-jacentes) ;
  • confronter les divers regards, les différents niveaux ou champs, les tisser ;
  • mutualiser les approches.

Un tel processus implique de multiples regards disciplinaires, notamment en sciences cognitives, en didactique, en épistémologie et en anthropologie, ainsi qu’un travail transversal. Il nécessite un travail mutualisé avec des réseaux de terrain déjà existants. Le MRERS est par exemple un « bon » réseau pilote à étudier puisque conçu comme un réseau de réseaux.

Une deuxième approche est une approche analogique. Elle consiste à repérer les domaines où des réseaux sont fonctionnels et optimisés dans d’autres champs. Le vivant est un « bon » modèle à ce propos.
Les systèmes du vivant (écosystèmes, individus, systèmes fonctionnels, cellules, organites) sont toutes des organisations fonctionnant en réseaux. Par exemple, l’organisme humain ne possède pas moins de soixante mille milliards d’unités de base, les cellules. Malgré des intérêts extrêmement divergents, toutes les cellules et tous les organites qui les composent interagissent en permanence les unes sur les autres ?
Les cellules sont organisées à leur tour en organes (foie, reins, pancréas,...) et ces derniers en systèmes (circulatoire, nerveux, reproducteur,..) A chaque niveau de complexité, d’autres réseaux avec des propriétés spécifiques émergent.  Pour gérer un seul de ses nutriments, l’eau, le corps entretient une « administration » complexe constitués de 5 milliards de capillaires, 160 millions d’artérioles et 500 millions de veinules. Les capillaires, à eux seuls, ont une surface d’échange de 300 mètres carré (la surface d’un terrain de basket-ball).  Pour réaliser de tels prodiges, le vivant a mis en place des organisations et des systèmes très perfectionnés dont on peut s’inspirer en matière de réseau.
Le Vivant a une très grande expérience en la matière ; il a inventé des centaines de réseaux, tous présentent des niveaux de complexité multiples. En attendant que la recherche spécifique sur les réseaux ne soit disponible, pourquoi ne pas tenter de comprendre comment fonctionnent ces derniers. De fait, l'analyse de son expérience est très précieuse et plutôt… décapante. Elle fournit de la « matière à penser » pour penser  le travail en réseaux.

Cette démarche que nous développons depuis 1987 sous le vocable de physionique ne fournit pas de solutions toutes prêtes. Toutefois elle a le mérite de nous faire sortir de nos évidences et de nos sentiers battus. Elle devient une source importante d'inspiration pour la maîtrise des organisations complexes. Déjà elle a obtenu un accueil très favorable ; déjà les milieux économiques, manageriaux et décisionnels innovants s’y intéressent tout particulièrement (2). Pourquoi ne pas en tirer parti en matière d’éducation, de démocratie et de citoyenneté ?

La physionique

En matière d’innovation ou d’invention, quelle soit technologique ou sociale, il n’y a pas de voie royale ! On véhicule beaucoup d’idées fausses. D’un côté, on survalorise l’Eurêka ; or l’illumination subite du génial chercheur est toujours masquante, y compris en matière de découverte scientifique. Elle devient exceptionnelle dans les processus actuels d’organisation. De l’autre, on suppose que l’invention est le fruit d’un long raisonnement ou le résultat d’une brillante déduction.
En fait, ce mystérieux processus tient des deux, mais de manière conflictuelle et paradoxale. Impossible de modéliser un tel cheminement, l’important est de décortiquer les situations qui le favorisent. Ainsi une source d’inspiration pertinente en matière d’innovations humaines se trouve dans les inventions de la Nature.

Le Vivant peut être privilégié pour la complexité et l’originalité de ses approches. Son environnement n’est jamais permanent, il se modifie sans cesse. Microorganismes, animaux et végétaux n’ont qu’une alternative : inventer des processus ou disparaître ! Toutes sortes de formes, de structures, de matériaux, de mécanismes, d’organisations ont été mis au point. Certains ont même été déclinés sous différentes versions ou variantes pour tenir compte des variations subites du milieu. D’autres ont été optimisés de millions de fois dans des contextes différents. Par chance, nombre d’entre eux ont été conservés ou mémorisés. On peut ainsi collecter quatre milliards d’années d’innovations, testées à l’épreuve d’une dure réalité, celle de la sélection naturelle.
Cette démarche a été codifiée ; on l’appelle la Bionique. Cette dénomination fut promue lors d’un congrès qui s’est tenu en 1960 à Dayton, aux Etats-Unis dans l'Etat de l'Ohio, à l'initiative d'un major de l'armée de l'air américaine, Jack Steele. Ce nom provient de la contraction de deux mots biologie et électronique.
Depuis, cette « science des systèmes  qui ont un fonctionnement copié sur celui des systèmes naturels, ou qui présentent les caractéristiques spécifiques des systèmes naturels" comme l’avait définie ses pères fondateurs s'est diversifiée. A la clef, on lui doit une profusion de productions, notamment en architecture, dans les transports et plus récemment pour les nouveaux matériaux .

La démarche de “copier la nature” est devenue habituelle dans l’industrie. Dans son prolongement, une nouvelle direction de recherche a été mise au point à Genève au Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences, sous ma direction : elle se nomme la physionique, de physiologie et électronique. Elle est née des travaux de physiologie des régulations ; elle modélise les mécanismes, les processus, les régulations et les organisations.


Quelle relation entre le Velcro, l'avion de Clément Ader et la Tour Eiffel ? Aucune... Pourtant ces trois exemples ont un fort point commun. Chaque fois, le Vivant a largement inspiré leur conception .
Le ruban Velcro, de velours et crochet, du nom des matériaux dont il était fabriqué à l'origine a supplanté la fermeture Eclair dans de nombreux assemblages de tissus. Son inventeur, un ingénieur suisse, Georges de Mestral, avait été intrigué dans les années cinquante par l'étrange comportement des fruits secs d'une plante des montagnes, la bardane (Arctium lappa). Ils s'accrochent importunément aux vêtements ou au pelage des animaux et s'y maintiennent aisément. Les en détacher tient du prodige, leur mécanisme reste intact, prêt pour tout nouvel accrochage. 
Au microscope, il constata que le tégument de la fructification était hérissé de minuscules crochets très recourbés. Par leur disposition aléatoire, ils sont prêts en permanence à agripper n’importe quel tissu. Lorsque l'on tire sur le fruit, les crochets cèdent grâce à leur très grande souplesse. Le mécanisme d'accrochage revient à sa position initiale pour un autre accrochage, sans être abîmé. Cet ingénieur envisagea tout de suite l'intérêt qu'il pouvait tirer d'un tel système. Dans l’habillement ou la décoration, il évitait un ajustage trop précis ; de plus, le phénomène était reproductible à volonté.
Eole, l'avion  avec lequel Clément Ader réalisa le premier décollage d'un “plus lourd que l'air” imite point par point la voilure d'une chauve-souris. Sa membrane en pongé de soie présente des coutures dont l'orientation reproduit fidèlement les muscles et les tendons du mammifère aérien. Son plan  légèrement incliné, avec un bord d'attaque réglable, facilite l’envol et le maintien dans l’air. Ses ailes sont soustendues par un squelette conçu avec un nombre d’éléments quasi identique au nombre d’os.
Ader poussa sa copie jusque dans les moindre détails. A l'image des os creux des vertébrés volants, l’armature des ailes était réalisée avec des tuyaux creux faits de faisceaux de bois de pins tels que les luthiers les utilisaient, assemblés selon la méthode des tonneliers. Pour augmenter leur résistance, il les a lardé de chevilles de bois disposées de façon aléatoire, à la manière des trabécules ou piliers osseux. Ader alla jusqu'à replier les ailes de son avion à l'arrêt à la manière des chauves-souris !
La démarche de Clément Ader ne faisait que reprendre une longue tradition. De tous les êtres vivants, l’oiseau fut le modèle qui inspira le plus les hommes. Leur vol les a toujours intrigué. Les précurseurs d’Ader, Félix du Temple, Jean Marie le Bris et l’équipe Massia Biot, avaient déjà imité le vol plané de grands oiseaux, et notamment de l'albatros.
Ignaz Etrich (avec Otto Lilienthal), d’autres pionniers des vols planés, prirent modèle sur la graine d'une cucurbitacée, la grande zanonie (Alsomitra macrocarpa). Cette graine des îles du Pacifique a l’étrange particularité de posséder une voilure de 15 centimètres en forme de boomerang. La charge utile, l’embryon lui-même avec ses réserves, est centré vers l'avant. Par jour de vent, ce dispositif lui permet de passer d'îles en îles, même distantes de dizaines de kilomètres ; ses extrémités relevées en “toit de pagode” lui assurent une très bonne stabilité.
Lorsque plus tard, son fils Igo Etrich tenta d'équiper ce planeur d’un lourd moteur (40 Chevaux-vapeur), il lui ajouta une queue stabilisatrice. Cette dernière fut réalisée identique à celle du pigeon... C'est ainsi que fut conçu le Taube, ce bel avion d'observation de la première grande guerre.
Quant à la célèbre Tour Eiffel, elle n'est pas née de toutes pièces dans la tête d’un architecte. Son esthétique doit beaucoup à un ingénieur, Maurice Koechlin, d’origine suisse lui aussi. Employé par la Maison Eiffel, il eut la rude tâche de calculer la répartition des charges. Celles-ci furent déterminantes pour décider de la forme définitive de l’édifice. Les multiples charpentes furent dessinées et disposées suivant les lignes où devaient s'exercer les principales forces de tension et de compression.
A l'origine de ce principe, connu aujourd'hui sous le vocable de statique graphique, un professeur d'anatomie de Zurich. Le professeur Hermann von Meyer, spécialiste des structures osseuses, s'était longtemps interrogé sur la structure externe et l'organisation interne, toutes deux surprenantes mais ô combien efficaces, de l'os du fémur.
En effet, la tête de cet os qui s'articule avec le bassin, se trouve totalement déportée par rapport à l’axe principal. Une observation fine interne permet de repérer de multiples faisceaux de fibres osseuses disposés de façon tout aussi déroutante. Le poids du corps se dispose ainsi totalement en porte à faux. Pourtant l'ensemble reste étonnamment solide.
Un professeur de mathématiques de l'Ecole Polytechnique de cette même ville, Karl Culmann montra par le calcul que la répartition de ces multiples faisceaux ne devait rien au hasard. Bien que cette répartition soit aléatoire, les faisceaux étaient  exactement orientés de façon à tenir compte des lignes de force s’exerçant dans la matière de l’os.
Ce principe fut au départ de nombreuses structures métalliques légères (grue, pont). Depuis, certaines analogies ont été perfectionnées. Certaines grues imitent la colonne vertébrale de l’homme, des ponts copient la structure du bréchet de l’oiseau. Le procédé est encore repris dans la réalisation de dalles en béton armé.

La physionique dépasse la simple imitation des formes ou encore la simple analogie des structures et des matériaux. Elle étudie systématiquement les structures et les processus complexes. En particulier, les processus qui produisent les organisations (comme les régulations) ou les font évoluer (comme les espaces de changements) sont décortiqués et resitués par rapport aux systèmes envisagés (cellule, organe, individu, société, écosystème,..).
Les procédures intimes et les mécanismes qui les soustendent (y compris au niveau cellulaire et infracellulaire) sont privilégiés ; leurs significations et leurs contextes mis en perspectives.
Un ensemble d’entreprises dites « apprenantes” utilisent au quotidien une telle démarche ; elle conduit à transformer les procédés de fabrication, l’organisation du travail, les processus de communication, de décision et notamment d’optimisation et à diversifier des réseaux d’organisation.
Sur ce dernier plan, le projet majeur est de comprendre les interactions fécondes entre les unités de niveaux dits “inférieurs” et d’envisager comment l’unité globale -une société ou une entreprise- agit en retour sur les composants plus simples. A cette fin, le vivant propose une infinité de réseaux divers, dont le niveau de complexité est plus ou moins grande. Certains d’entre eux peuvent être pris comme « modèle » pour comprendre le travail en réseau.

Interagir et réguler

Qu’apporte la physionique en matière de travail en réseaux ? (3)Contrairement à une idée répandue, tout système, quelque soit son niveau, a tendance à s'organiser spontanément. L'autoorganisation est un processus inhérent à la matière, qu'elle soit inerte, vivante ou humaine. Cependant, un système ne parvient à un niveau d’organisation plus élaboré que si certaines conditions très strictes sont présentes. La démarche physionique permet de « dessiner » le réseau de paramètres indispensables pour structurer ou optimiser un travail en réseau.
La première condition pour qu’un réseau puisse se mettre en place et s’organiser est que les éléments qui le composent aient la possibilité d'interagir en permanence. Il faut noter ici l'importance des échanges multiples d'informations entre les éléments - les personnes-, les lieux ou encore les réseaux d’interactions. Ces échanges ont besoin de plus d’être facilités ; des catalyseurs doivent être capables de les favoriser. D’autant plus que tous ont besoin d'être réactivés constamment.
Par ailleurs, ces interactions sont facilitées :

  • si chaque élément (4)–les personnes dans les réseaux humains- possède un grand nombre de possibles (tous d’ailleurs n’étant pas utilisés en permanence mais en fonction des besoins de l’organisation) et
  • si elles y trouvent un avantage (un sens par exemple quand un certain niveau de complexité est atteint).

Sur chacun de ces plans, le vivant propose un ensemble d’idées possible pour favoriser les interactions ou la communication.

Tout communique ainsi avec tout, mais pas n’importe comment. Les réseaux d’informations du vivant sont toujours multiples. Le système le plus usité, le système hormonal, est un système de type postal. Des molécules porteuses d’informations se déplacent. Ce sont des sortes de “cartes postales” à trois dimensions. Un inconvénient bien sûr, cette communication est peu précise et plutôt lente. Un deuxième système, de type télégraphique cette fois, le système nerveux, y supplée. Des cellules spécialisées, livrent directement et rapidement le message à une cellule spécifique, celle sélectionnée pour son efficacité dans l’action à mener.
Chaque réseau de communication a des avantages et des limites. Le vivant ne cherche pas à les mettre stérilement en opposition pour perfectionner un système idéal. Il valorise les possibilités de chaque méthode et jongle en permanence entre les deux. Il envoie par exemple un message nerveux relayé au niveau local par un messager chimique. L’information est rapide, elle cible une zone spécifique, un tissus par exemple. Ensuite la diffusion est large. Autre possible, face à un danger immédiat, l’organisme réagit brutalement par un message nerveux, puis il entretient la réponse sur la durée par des messages hormonaux. Etc.. D’autant plus que l’organisme ne craint pas les redondances. Il n’a pas peur de se répéter. On rencontre des doublons, voire même des triplons, tant au niveau de la transmission qu’à celui de la détection.
Autre caractéristique essentielle, cette communication n’est pas forcément hiérarchique. En priorité, elle est surtout transversale, puisqu’elle se pratique inter-tissus ou inter-organes. Cette libre circulation de l’information qui a une très grande place en période de fonctionnement normal, devient stratégique en période de croissance ou de développement.

Un maître-mot : la régulation

En matière de vivant, tout y est profondément coordonné ; l’intégration est si bien faite que l’organisation apparaît à première vue comme un tout. Pour cela, chaque élément résout les contradictions qui incombent à son niveau. Il agit de façon la plus adéquate à partir des éléments à sa disposition. Cependant, chaque partie n’est jamais embusquée dans son propre territoire ; ces cellules par exemple n’utilisent qu’une infime partie de leurs potentialités génétiques.
L’organisme reste cohérent parce que chaque partie est concernée par le devenir de l’ensemble. Toutes les cellules sans exception confrontent leurs activités, éventuellement se suppléent quand l’organisme est en difficulté ou quand les conditions l’exigent.
Il faut signaler ici l’importance et la multiplicité des mécanismes de régulation; ces diverses régulations sont d’ailleurs ce qui caractérise le mieux une organisation vivante. Cette adaptation homéostatique se déroule en permanence et en temps réel. Leur pertinence augmente à mesure que le système se complexifie, avec des régulations de proximité ou  à plusieurs niveaux, à effets positif ou négatif.
Dans les organisations très élaborées émergent des régulations de régulations avec des messages différenciés (électrique, chimique), des récepteurs spécialisés, des réseaux d’autocontrôle régulés à leur tour et des mémorisations (court et long terme). Cette mise en mémoire peut tenir lieu de facteur limitant ou facilitant. Elle interfère fortement avec les contingences ou l’environnement.

Enfin, d’autres paramètres plus paradoxaux sont également porteurs. Dans une organisation vivante, on observe simultanément une stratégie de redondances en information, une subsidiarité des décisions, une gestion sur un mode contradictoire, une pertinence des antagonismes régulés, une prépondérance de l’hétérogène, une multiplicité des registres de fonctionnement, une mémorisation de l’histoire de l’organisation, un pilotage en temps réel et un soutien “hiérarchique”, etc...

Tous ces aspects nous interpellent fortement ; ils nous conduisent à revoir nos cadres de référence et nos modèles de pensée habituels en matière d’organisations humaines.  Une culture de la régulation est à mettre en place pour travailler en réseau… Le succès des organisations vivantes apparaît moins lié à une planification rigoureuse ou à l’emploi d’outils sophistiqués qu’à une flexibilité de réactions, à l’autonomie de ses parties, à une gestion des opportunités et à la qualité de ses systèmes d’information et de régulation. Sans entrer dans le détail, précisons à la suite quelques aspects surprenants.

En fait, une organisation vivante constitué en réseaux ne se conforme jamais au principe de “commande rigide”. Pour maintenir son équilibre, l’organisme n’a pas de solution préalable toute faite. Il n’a même pas de solution du tout. Il possède seulement un registre de fonctionnement pour faire face au mieux aux multiples problèmes dus aux modifications permanentes de l’environnement et aux conséquences induites par l’évolution d’un paramètre sur les autres. Son seul critère de sélection : s’attaquer en premier aux plus pernicieux, ceux qui dégradent irrémédiablement son économie générale.
En somme, le vivant pratique, ce qu’on nomme parfois par dérision, le “pilotage à vue”. Il y excelle à tel point qu’il a élaboré des structures et des règles du jeu “intelligentes”. Elles garantissent à la fois sa flexibilité, sa rapidité de réaction et d’adaptation, aux changements de l’environnement. Pour que le système opère correctement, il reste en éveil en permanence et une coordination s’établit entre les parties et les sous-parties. Ce qui n’exclut pas les conflits d’intérêts. Toutefois ceux-ci sont pris en compte et gérés par les systèmes de régulations.
A leur tour, ceux-ci sont régulés par d’autres réseaux. Et pour parfaire le tout, l’organisme garde en mémoire, une trace de ses expériences passées et les réinjecte en priorité dans ses choix. L’organisation vivante apprend, elle transforme continuellement ses processus pour atteindre ses objectifs. Autant d’éléments dont on peut tenir compte pour penser nos réseaux humains.


Pour comprendre les finesses d’une organisation régulée par des réseaux, prenons l’exemple de la gestion de l’eau dans le corps humain.  L’essentiel du temps, chaque cellule du rein se “débrouille” seule. Elle en récupère plus ou moins en fonction de la pression osmotique locale. Chaque cellule contrôle la qualité de son travail, le rectifie éventuellement. Ces unités de base échangent des messages pour coordonner leurs actions.
Quand les réponses locales ne suffisent plus, avant même que le problème ne se pose vraiment, l’organisme anticipe. D’autres systèmes de régulation plus larges sont prêts à prendre le relais. Le néphron (unités fonctionnelles du rein) d’abord, le rein dans son ensemble ensuite sont alors concernés. Des variations minimes de la pression sanguine au niveau du glomérule augmentent ou diminuent les passages d’eau.
Quand le rein a épuisé ses solutions internes, il envoie un message, il sécrète de la rénine. Une régulation transversale (de type inter-organes) rénine-angiotensine entre en fonction. Le foie, les surrénales prêtent leur concours, des ions Na+ sont récupérés en plus, entraînant une rétention supplémentaire d’eau. Les différents organes ont simplement coordonné leurs efforts. A ce stade, les niveaux dits “supérieurs” n’ont toujours pas réagi ! L’hypothalamus a seulement été informé par le message angiotensine.
En cas de coup dur plus important, lorsque les réserves d’eau s’épuisent dangereusement, toutes les cellules concernées (les capteurs) se mettent à envoyer des messages. L’hypothalamus décode les informations et les comptabilise.
D’autres capteurs, situés en de multiples endroits de la circulation sanguine, l’informent parallèlement via le système nerveux sympathique. Plus lentement, mais de façon plus persistante et plus incisive, l’ANF (Atrial Natriuretic Factor) et l’angiotensine lui arrive par la voie hormonale. Dès qu’un certain seuil est dépassé, l’hypothalamus réagit : il sécrète de la vasopressine.
Toutefois l’hypothalamus ne fait qu’envoyer un message d’alerte, les cellules du tube collecteur du néphron s’occupent de tout le reste, y compris de réaliser les canaux membranaires par où s’infiltrera l’eau. Elles disposent de tous les programmes appropriés dans leur génome.

Prenons maintenant un moment encore plus délicat, la journée est très chaude ou l’activité sportive a été intense. L’équilibre en eau semble rompu durablement. L’hypothalamus est informé immédiatement par les multiples voies décrites ci-dessus. Ses propres capteurs et ceux du diencéphale lui confirment la situation. La réponse immédiate, celle de la vasopressine, ne suffit plus. Elle pourrait augmenter le déséquilibre par manque de sels.
Le cerveau limbique où sont mémorisées d’autres éventualités est “consulté”. L’hypothalamus met en interaction les informations  qui concernent l’eau et les différents ions. Il pondère leur importance et leurs conséquences.
L’hypothalamus ne cherche pas une solution, elle n’existe pas ; il joue sur des registres de fonctionnement mémorisés. Il peut alors soit augmenter la concentration de vasopressine et soit libérer simultanément de l’ACTH (Adéno- Cortico-Trophic Factor) (5).
Un centre voisin de l’hypothalamus qui coordonne la température du corps est sollicité. Celle-ci est augmentée, elle passe de 36°8-37 à 38° ou même 39° au niveau du rectum. Cette décision évite une sudation très dispendieuse en eau. Toujours indirectement, l’hypothalamus peut encore faire appel à d’autres messages : le  glucagon ou la calcitonine, etc..  Pendant ce temps, la partie “noble” du cerveau continue à vaquer à ses propres occupations conceptuelles ou à rêver si c’est la nuit. L’idée qu’une organisation implique automatiquement une prédominance de la hiérarchie paraît caduque. Dans 99% des cas, des arrangements sont trouvés et mis en oeuvre, sans que les centres supérieurs en soient alertés.
Le cortex cérébral n’est averti seulement que dans des situations vraiment exceptionnelles ; c’est la naissance de la sensation persistante que l’organisme a mémorisé soit le concept de “soif”. A ce moment-là et à ce moment-là seulement, un autre registre de fonctionnement est engagé dans le but de sauver l’organisation.
Il est fait appel à des activités conscientes de recherche d’eau.

 

Penser le changement

Une approche du travail en réseau conduit à nous interroger ainsi en premier sur nos évidences, sur nos façons de penser. L’obstacle principal est très souvent à ce niveau ; nos processus cognitifs, nos valeurs sont à interroger en permanence… Nos évidences ne sont-elles pas des réponses à des questions qu’on ne se pose plus ? Par exemple, nous pensons que pour tout problème, il existe une solution et souvent une solution unique. L’école et notamment les maths. ne renforcent-elles pas cette façon de pensée ?.. Pourtant les solutions sont le plus souvent limitées, contextualisées, elles ne sont jamais uniques. Parfois elles entraînent des conséquences pire que le problèmes initial. Ce fut le cas de plusieurs recyclages en matière d’environnement, à commencer par celui de l’aluminium.




Avantages et problèmes posés par le recyclage de l’aluminium

Ne faudrait-il pas penser « optimum » ou même… « le moindre mal» ! Sur ce plan encore, les organisations vivantes peuvent nous fournir de la « matière à penser ». En leur sein, rien n’est prévisible, tout peut arriver. Seul est mémorisé un optimum de fonctionnement. Et encore, cette marge est-elle différente pour chaque espèce, chaque organisme, et chacun de ces composants. Chaque partie a sa spécificité, ses intérêts propres ; rien n’est homogène.
Le vivant gère l’antagonisme et l’imprévu ; il ne fait même que cela : il tolère le désordre. Les molécules qui passent à travers une membrane ne sont jamais contrôlées de façon individuelle. Comment le pourrait-il ? Elles peuvent la traverser comme bon leur semble, plusieurs fois et en tous sens. Ce qui importe, c’est que globalement des optimums propres au développement de l’organisation soient conservés.  Le vivant régule même le désordre. Les êtres vivants profitent du désordre tant redouté dans les sociétés pour évoluer. L’évolution biologique repose sur une gestion savante du chaos. Du désordre pour enrichir l’ordre.
Comment “l’individualisme” de chaque cellule, de chaque organe, de chaque individu concourt-il à la chose commune ? Nous n’en sommes qu’aux balbutiements (voir encadré ci-après) en matière de connaissance de réseaux. Notre société et nos associations devraient y consacrer un peu d’énergie et sans doute quelques ressources...


Pour approcher les réseaux, deux outils ont été produits dans notre laboratoire :

  • une démarche pour aborder les problèmes, envisager des solutions alternatives et penser le changement (schéma 1).
  • Un conceptogramme des paradigmes à travailler (schéma 2).

Processus d’ensemble d’une démarche physionomique appliquée
aux situations-problèmes nées dans les réseaux



Conceptogramme des paradigmes à travailler


Pour en savoir plus
:
André Giordan, Comme un poisson rouge dans l’homme, Payot éditeur, 1995.
André Giordan, Voici venue l’ère de la physionique, La Recherche, 80, 1996.

1. Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences, Université de Genève
Courrier électronique giordan@pse.unige.ch
Site Web : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/index.html
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2. Neuf dixièmes des connaissances que les jeunes auront à maîtriser au cours de leur vie n’ont pas encore été produites. Faut-il s’en inquiéter, voire désespérer de pouvoir accéder à cette masse d’informations ou bien s’interroger sur quels savoirs et quelle culture acquérir et transmettre pour affronter “ les océans d’incertitude tout autant que les archipels de certitudes ”( Edgar Morin, 1999, Relier les connaissances, Paris, Seuil).

3. Il n’est pas question de défendre quelques prétentions issues de la sociobiologie, chère à Edward Wilson et au Club de l’Horloge en France, bien au contraire. Aucune homologie n’existe entre le social et le biologique. Les comportements sociaux ne s’expliquent jamais par des déterministes biologiques. Même, si elles comportent une composante biologique indéniable, les sociétés humaines ne reposent jamais sur des déterminismes de ce type. Elles émargent à un niveau d’interactions supérieur où rien n’est similaire. De nouveaux principes, champs de forces, lois et organigrammes ont émergé avec la mise en place des sociétés, et leurs histoires les ont faites bifurquer.

4. La démarche proposée est à la fois analogique et modélisante. Elle tente de prospecter en quoi “le tout devient beaucoup plus que la somme” de ses parties. L’hypothèse en action est similaire à celle qui préside à nombre de domaines scientifiques. Devant une complexité, on l’étudie en travaillant sur un modèle censé plus simple. Dans nos premiers travaux, la régulation du poisson rouge fut un des modèles pour comprendre le fonctionnement du rein (notamment l’influence de la vasopressine), les globules rouges ou la branchie de truite devint un modèle pour élucider les flux d’ions à travers les membranes. Aujourd’hui, certaines souches de souris ou de macaques sont des modèles pour affiner les défenses immunitaires liées au SIDA ou à d’autres maladies. Avec la physionique, un écosystème, un individu, un système intra-individu, un organe, une cellule ou un organite devient un modèle scientifique pour border les questions d’organisation .

5. Dans une organisation de type vivant, chacune des innombrables structures (de base) est totalement autonome. Une simple cellule de notre corps fabrique sa propre énergie et pratiquement tous ses constituants indispensables à son propre fonctionnement ; elle réalise ses activités à son rythme et à partir de son économie individuelle. Chaque cellule possède dans son noyau toute la mémoire génétique de l’individu. Pourtant, l’organisme n’est jamais réductible à une juxtaposition de cellules.

6. La transpiration entraîne des pertes de sels importantes parallèlement à la baisse du volume intérieur en eau.
Cette hormone augmente la sécrétion d’aldostérone par les surrénales, et donc une récupération de sodium, suivie par celle de l’eau. L’absorption de l’eau dans l’intestin devient maximum. Dans le même temps, sous l’influence de l’ACTH, les cellules du foie augmentent leur fabrication d’eau en brûlant des réserves.