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La
formation au défi de la complexicité
"Complexité et apprendre, formations professionnelles et
entreprises apprenantes".
Résumé
Dans les pratiques de formation, les modèles constructivistes habituels
paraissent limités quand elles sont évaluées. Ce
qui est cause de dysfonctionnement, ce n’est pas le fonctionnement
opératoire tel que l’a défini Piaget, mais ce que
nous appelons une «conception» de la situation, c’est
dire à la fois un type de questionnement, un cadre de références,
des signifiants, des réseaux sémantiques, y compris un type
de rapport au contexte, au savoir et à l’apprendre. Autant
d’éléments qui orientent la façon de penser
et d’apprendre de chaque personne peu pris en compte.
Il s’agit alors de s’interroger sur ce que veut dire l’apprendre.
L’apprendre recouvre un ensemble de fonctions multiples et complexes,
polydistribuées et pluricontextualisées. L’apprendre
mobilise plusieurs niveaux d’organisation mentale, à première
vue disparates, ainsi qu’un nombre considérable de boucles
de régulation. Notre proposition n’est pas de produire un
modèle supplémentaire. Dans l’étape actuelle,
nos travaux cherchent plutôt à repérer et à
dépasser les limites des modèles en usage. Nous avons élaboré
et validé divers «micromodèles» sur que signifie
apprendre et sur l’environnement qui facilite ce processus.
Cette démarche, connue aujourd’hui sous le vocable d’apprentissage
allostérique (allosteric learning model) tente de concilier les
aspects paradoxaux et contradictoires inhérents à tout apprentissage.
La connaissance et la prise en compte de ces nouveaux rapports aux savoirs,
tant théoriques que pratiques, ne sont pas sans impact sur l'organisation
et la culture même des structures de formations, et sur un plan
collectif, sur le fonctionnement des organisations apprenantes.
Dans le domaine de la formation, le XXe siècle a été
marqué par des courants qui proposent des formations qui se veulent
centrées sur le «formé», celui que nous préférons
nommé «l’apprenant».
Dans ce qui est devenu une «tradition» dite constructiviste,
l’apprenant est «l’acteur de son propre
savoir». En d’autres termes, les connaissances sont construites
durant la formation par ceux qui apprennent.
Ses fondements sont multiples, ils résultent d’une transposition
d’écrits pédagogiques, de Rousseau à Neill,
en passant par Cousinet, Decroly, Dewey et Freinet. Ils mettent l’accent
sur la liberté de l’apprenant, ses besoins, ses centres d’intérêt1.
Ils ont été confortés au cours du XX ème siècle
par diverses études de psychologie cognitive. Pour ces dernières,
acquérir des connaissances suppose l'activité des apprenants,
activités seules, activité de manipulation d'idées
ou de connaissances. Ces dernières viennent parfois bousculer,
contrarier les manières de faire et de comprendre qui sont celles
de l'apprenant.
Depuis nombre de variantes ont été développées,
appellées «connexioniste», «cognitiviste»,
«socioconstructiviste», «interactionniste». Par
exemple, par rapport au constructivisme type piagétien, l’approche
sociocognitive ou socioconstructive introduit des dimensions supplémentaires
: celle des interactions, des échanges, du travail de verbalisation,
de coconstruction ou de co-élaboration. Pour toutes cependant,
l'individu reste le protagoniste principal du processus de l’apprentissage
; et les constructions mentales qui en résultent sont le produit
de son activité.
Toutefois ces formations ne sont pas exemptes de défauts, nous
préférons parler de «limites» ou de «champ
d’application restreint». La principale étant que pour
pouvoir «contruire», la personne doit pouvoir «déconstruire»
ses savoirs préalables. Il faut donc envisager une déconstruction
des conceptions de l’apprenant comme une étape préalable.
Or, contrairement à ce que suggérait naïvement le philosophe
français Gaston Bachelard (), cette démarche est impossible
dans une pratique de formation. L’adulte, et encore plus le professionnel
en formation, ne se laisse pas facilement déposséder de
ses opinions et de ses croyances, même par une argumentation bien
construite. Il se rattache à sa conception initiale pour toutes
sortes de raisons. L’individu peut ne pas vouloir modifier ses idées
sur les nuages pour ne pas changer son rapport au parapluie !2..
Construction et déconstruction ne peuvent donc être appréhendées
que comme un processus interactif, voire interférentiel, par l’apprenant.
Un nouveau savoir ne s’installe véritablement que lorsque
celui en usage apparaît inadéquat, dépassé
ou périmé. Paradoxalement, celui-ci a été
le seul outil à sa disposition, il lui aura servi de cadre interprétatif
pour donner sens à ce qui l’entoure.
Pour paraphraser Aumont et Mesnier (1992), «l’acte d’apprendre
est en réalité (encore) un impensé » de la
situation de formation. Car qu’est-ce donc qu’apprendre ?
Quel est cet étrange processus ? Sans doute l’homme est-il
une machine à apprendre » (François Jacob 1988), mais
il ne peut le faire seul, sans un contexte favorable : qu’est-ce
donc que « le métier d’apprendre» ? quel environnement
favorise-t-il (ou inhibe-t-il) ce processus ?3..
1 Cette approche ne doit cependant pas nous faire oublier
l’existence, le plus souvent en position dominante, de
formations plus traditionnelles, centrées sur la transmission directe
de connaissances.
2 Ce courant pèche par défaut de dialectique, il ne rend
pas compte ni des rétroactions, ni de la complexité des
tâches demandées. La réduction des acquisitions visées
à des savoirs et des savoirs-faire ne permet à la formation
que des contenus instrumentaux. Elle élude d’autres compétences
visées comme les savoirs-agis et encore les représentations
de l’action à entreprendre.
S’interroger sur la formation sur un plan individuel ou sur les
entreprises apprenantes dans le cadre d’une élaboration collective,
c’est s’interroger sur l’apprendre ; c’est à
dire sur ce processus non spécifique à l’Homme mais
que l’Homme a largement su exploiter4 qui est de tirer partie de
ses réussites et de ses échecs d’une part et de l’expérience
des autres d’autre part.
1.
Méthodologie
Pour approcher l’apprendre, il nous faut donc relever le défi
de la tradition pédagogique et celles des modèles psychologiques.
Quand un domaine résiste fortement à l’évaluation,
il devient urgent de s'interroger en tout premier lieu sur les paradigmes
de l’étude. Actuellement, il apparaît évident
pour la formation de dépasser l’impasse cognitiviste d’un
sujet face à un simple objet d’étude. Cette relation
n’a de portée, semble-t-il, que située dans un contexte
social qui lui donne un sens. Les institutions, les moments, les outils
et les ressources (ainsi que leurs interactions) qui favorisent l’apprendre
ou l'en empêchent sont de la matière première indispensable
à la compréhension du processus.
La pensée d’une personne procède d’un fonctionnement
éminemment social de l'être humain. Les fonctions psychiques
supérieures, bien que génétiquement programmées,
ne se développent pas pour des raisons seulement biologiques, le
processus d’acculturation s’avère indispensable à
l’éclosion de ces potentialités. L'éducation
«restructure de manière fondamentale toutes les fonctions
du développement » (Vygotski, 1930/1985). Les outils intellectuels
élaborés par la personne qui apprend le sont au cours d'interactions,
d’échanges avec un environnement bien
3 Les différents psychologues constructivistes sont
muets sur les contextes et les conditions qui favorisent l’apprendre,
frustration suprême quand on se préoccupe de formation. Pour
combler cette lacune, les pédagogues constructivistes mettent l’accent
essentiellement sur la “co-action” (par un travail de groupe)
ou encore le “conflit cognitif”. Or, le monde extérieur
n'enseigne pas directement à l'individu ce qu'il est censé
apprendre. A travers l’action, l’apprenant ne peut voir que
ce qu’il peut comprendre directement. Dans un travail de groupe,
il n’entend que ce que lui permettent ses conceptions. Un processus
de médiation complexe dont il s’agit de décrire les
caractéristiques est toujours indispensable.
4 L’apprendre est l’une des caractéristiques essentielles
du vivant. Or, parmi les espèces vivantes, l’homme est celui
qui peut la développer au plus haut point et ceci, paradoxalement,
parce qu’il naît dans un état d’incomplétude
sans égal. On nomme cette immaturité apparente de l’homme
: « néoténie » Cet prolongement de la période
juvénile conduit à des aptitudes d’adaptation renforcées
!
particulier. Ceci signifie que seulement certaines conditions de mise
en situation et de mode de fonctionnement des individus, permettent un
processus interpersonnel qui peut ensuite être intériorisé,
et générer des coordinations intra-individuelles, c’est-à-dire
structurer autrement les manières de penser chez l’individu5.
La situation de formation, le médiateur, l’apprenant, le
cerveau, les neurones, les synapses ne sont pas des niveaux indépendants,
ces approches sont à mettre en perspective... En ce qui concerne
l’apprendre, la méthode analytique habituelle conduit à
une impasse. Un découpage trop fin dénature l’objet
d’étude. Il y a fort peu de chance de rencontrer l’apprendre
en restant aux seuls
neurones, au traitement de l’information ou même au niveau
des représentations de l’apprenant !6
L’apprendre se caractérise par des propriétés
émergentes qui se révèlent beaucoup mieux par
l'étude des interactions que par celle des parties qui les constituent.
Dans un tel processus
complexe, il est impossible d'atteindre la compréhension de l'ensemble
comme un tout par
l'étude exclusive de ses parties. On retrouve dans ce domaine,
la position holistique de
Bertalanffy (1973) quand il écrivait « la tendance à
analyser les systèmes, comme un tout plutôt
que comme des agrégations de parties, est compatible avec la tendance
de la science
contemporaine à ne plus isoler les phénomènes dans
des contextes étroitement confinés, à ne plus
décortiquer les interactions avant de les examiner, à regarder
des tranches de nature de plus en
plus larges »7.
Pour dépasser ces lacunes, l’approche mise au point au LDES
se situe à l’intersection des
contraintes nées des propriétés du cerveau, de l’histoire
du système de pensée de l’apprenant et
des possibles offerts par les situations éducatives ou culturelles.
Encore à l’état d’ébauche, la
5 De même, l’apprendre est à préciser en permanence
par rapport à ses supports neuronaux et neuromédiateurs.
L'apprendre est une caractéristique fondamentale du cerveau qui
détermine des possibilités et des contraintes. Par
exemple, tout apprentissage a un coût cognitif, lié à
une certaine fatigue physiologique du cerveau. Il demande certain
rythme caractéristique chez chaque personne. Toutefois, la question
de l’apprendre est trop complexe pour être
réductible à un seul modèle. Les neurophysiologistes
ou les spécialistes de l’intelligence artificielle qui supposent
que
les avancées physicochimiques des neurones donneraient une bonne
compréhension des mécanismes psychiques se
font de douces illusions. On ne peut déduire les propriétés
de la molécule d'eau à partir de celles de ses atomes
constitutifs. Dans un système organisé, le tout est “plus”
(du moins autre chose pour nous !) que la somme de ses
parties. Les interactions entre les éléments et les régulations
multiples font émerger de nouvelles propriétés.
6 De même, ce n’est pas au laboratoire qu’un cognitiviste
pourra formuler un modèle opératoire. Les mécanismes
cognitifs à l’oeuvre dans les situations expérimentales
ne sont pas identiques à ceux mobilisés dans les situations
quotidiennes. Cette situation induit des façons de faire que les
individus n’ont pas habituellement. On traite plus de
l’adaptation à une situation-test que de l’apprendre.
Cette dernière fonction prend sens par rapport à l’intérêt
que lui
porte l’apprenant et non par rapport à un cadre théorique
extérieur, élaboré par une communauté d’experts
qui en
dissertent à travers une épistémologie propre.
7 Voir également Wiener (1947, 1961). Weaver (1948), Weinberg (1975),
Le Moigne (1979). Le Moigne, J.L.
(1983), Wilson (1984).
méthodologie se présente comme une démarche systémique
transversale. Elle réinterprète les
apports des disciplines classiques que sont les sciences cognitives, les
neurosciences, les sciences
de l’ordinateur en les recentrant sur des questions propres à
l’acte d’apprendre8.
Certes, nous décomposons l’apprendre en trois grandes fonctions,
elles-mêmes complexes :
l’intentionnnalité, l’élaboration et la métacognition.
Toutefois, ces trois grandes fonctions créent
leur propre système, autorégulé, avec sa dynamique
propre. Elles sont tellement imbriquées l'une
dans l'autre qu'elles ne peuvent être traitées séparément.
L'interaction constante qui existe entre
les éléments du système est un paramètre important
de notre démarche de recherche.
comprendre mémoriser mobiliser
encoder
stocker/reformuler
décoder
interpréter
intégrer
transformer
comparer
mettre en relation
élaboration
intentionalité métacognition
Principales dimensions de l’acte d’apprendre
Encadré
Au point de départ, apprendre nécessite toujours une intention
: un projet, même implicite. Il est motivé par
un besoin, un désir, un manque : une question qui interpelle l’apprenant
par exemple. Celui-ci peut être
direct : progresser vers ce que l’on veut pouvoir faire, répondre
à une nécessité, ou indirect : passer un
examen, avoir une promotion, (se) faire plaisir, donner une certaine image
de soi, etc.. Tout dépend de ce
qu’on a décidé d’être, de faire ou de
savoir. Pour aboutir, l’apprenant se donne les moyens ou cherche
les
situations nécessaires. En tout cas, il n'y a pas d'apprendre sans
affect, c’est le “moteur” de l’ensemble du
processus. Par ailleurs, les émotions, le plaisir, le désir,
sont favorables à la mémorisation. Elles apportent un
poids aux informations, facilitent leur sélection, leur confèrent
une importance ; sans doute en liaison avec la
production de neuromédiateurs lors de l’établissement
des synapses.
8 Quatre niveaux de questions sont intégrés. Des questions
au niveau biologique d’abord, car la faculté d’apprendre,
constitutive de l’organisation du système nerveux, est une
fonction homéostatique. Elle a pour but de conserver
l’identité du système vivant tout en lui faisant subir
les transformations nécessaires à son adaptation. Elle trouve
son
équilibre à partir de sa constitution interne confrontée
à des informations internes. Des questions cognitive et
socioculturelle ensuite, car apprendre est l’insertion d’un
individu (ou d’un groupe) dans un environnement
complexe. L’individu s’approprie ou invente des savoirs pour
réaliser ses projets au sein d’un groupe (entreprise,
association,..). Des questions au niveau de l’affect enfin, on n’apprend
que ce qui nous touche ou nous accroche.
Tous les jours, on peut noter, même à titre personnel, l’importance
de l'émotion, du désir, de l'engagement, de
l'imaginaire dans l'acte d’apprendre. Il faut encore ajouter que
ces quatre niveaux se régulent mutuellement. Par
exemple, la question de l’affectivité renvoie à la
question du sens qu’accorde l’individu au savoir, or celle-ci
prend sa
signification dans un contexte social. Vouloir aborder ces aspects de
façon séparée ne permet pas de comprendre les
relations entre apprendre et l’individu.
S’il est indispensable, l’aspect émotionnel n’est
pas suffisant. On peut désirer fortement tout connaître sur
la
mécanique quantique, encore faut-il pouvoir entreprendre les démarches
cognitives correspondantes.
L'apprendre procède alors d'un processus d’élaboration
d'un individu confrontant les informations nouvelles
et ses conceptions mobilisées, et produisant de nouvelles significations
plus aptes à répondre à ses
interrogations. Le changement s’opère de façon discontinue
et dans une sorte de mini-crises successives qui
peut être parfois une crise d’identité tant un individu
a pu s’investir dans ses actes. Heureusement, le savoir
progresse contre les séductions de l’apparence ou de l’évidence
par optimisations successives. Lorsqu’il y a
compréhension d'un nouveau modèle, la structure mentale
s’est métamorphosée. Le cadre de questionnement
s’est progressivement reformulé, la grille de références
largement réélaborée. On ne traite plus les mêmes
questions quand on passe de la génétique mendélienne
à la génétique des populations. Les mots n’ont
plus le
même sens, même quand ce sont les mêmes, dans la vision
macroscopique de la matière, la théorie atomicomoléculaire
ou dans la théorie quantique.
Tous ces mécanismes sont différenciés selon les contenus.
Ils passent par des phases de rectifications, de
mutations ou éventuellement d’interférences entre
conceptions mobilisées et informations filtrées
(élaboration). Une autre configuration se stabilise quand elle
apparaît plus apte à résoudre les questions qui
ont sollicité la démarche. La modification de conception
est plus facile si un autre équilibre pointe à
l’horizon. Un autre mode de fonctionnement plus pertinent s’est
mis en place, l’individu a pu en tester son
opérationnalité.
Une fois formulée, cette expérience cognitive n’est
pas simplement stockée, elle doit être en permanence
mobilisable et mobilisée pour la suite. Heureusement, le cerveau
déchire en permanence ses souvenirs pour
les réorganiser en temps réel. C'est cette organisation
qui investit en retour la manière d'aborder la situation
nouvelle9. L’élaboration d’un nouveau savoir ne passe
pas nécessairement par la destruction des savoirs
antérieurs. Le plus souvent, il faut plutôt y voir une neutralisation
ou une substitution ; différentes
formulations peuvent cohabiter.
Enfin la maîtrise de l’univers de l’apprendre exige
encore que l’apprenant donne une signification au savoir
élaboré (métacognition). Pour parfaire un apprentissage,
il importe que ce dernier prenne conscience de sa
structure, de son importance et de ce qu’on peut en faire. Même
inconsciemment l’apprenant situe ses savoirs
par rapport à son projet. Il les adapte à sa propre manière
de faire. Cela contribue à développer une attitude
favorable à l'apprendre.
Système de l’apprendre
Cette interaction fait ressortir les liens de dépendances existant
à l'intérieur des différents
composants du système. Il ne peut y avoir élaboration d’un
savoir sans un désir ou un projet fort,
etc.... En retour, toute modification d'un sous-ensemble du système
entraîne des réajustements
plus ou moins importants au niveau des autres composants du système.
Ainsi la pertinence d’un
savoir élaboré ou les questions qui en résulte peuvent
renforcer l’intentionnalité, c’est à dire le
projet personnel de la personne. L’identification et l’analyse
des éléments du système
« apprendre » ne suffisent pas pour comprendre une totalité
du processus ; en priorité notre
approche étudie leurs relations.
9 Plus nous disposons de procédures de traitement d'information
variées, pertinentes, plus nous pouvons consacrer de
ressources à l'interprétation d'une situation. L’apprenant
dispose d’une pluralité d’approches de son environnement
qu’il met en oeuvre de façon différenciée suivant
les situations et les contenus (conditions présentes). Plus la
situation
est incongrue, déstabilisante, originale, plus il utilise une façon
de faire inférieure à ses potentialités.
2. Apprendre un processus complexe, voire paradoxal
Sur le monde qui l’entoure, chaque personne possède une représentation
très précise et met en
oeuvre des démarches particulières10. Ce système
de pensée mis en branle à propos d’un projet
-que nous nommons conception (Giordan, De Vecchi 1987)- oriente la façon
dont l’apprenant
décode les informations et formule ses nouvelles idées...
Apprendre n'est donc pas ajouter de
nouvelles informations. S’approprier un nouveau savoir, c’est
l’intégrer dans une structure de
pensée déjà “en place”. C’est au
travers de savoirs propres, antérieurs à la situation de
formation
mais qu’il est capable de mobiliser dans celle-ci, que l’apprenant
est capable de récolter, trier et
décoder les données nouvelles, éventuellement de
les confronter.
Cette intégration relève d’un processus d’organisation
(réorganisation) et de régulation
d’éléments préalables en interaction avec des
données nouvelles ; il aboutira éventuellement à
l’émergence d’un savoir nouveau. Toutefois cette émergence
n’est possible que si l’apprenant
saisit ce qu’il peut en faire (intentionnalité), s’il
parvient à modifier sa structure mentale quitte à
la reformuler complètement (élaboration) et si ces nouveaux
savoirs lui apportent un “plus” dont
il peut prendre conscience (métacognition) sur le plan de l’explication,
de la prévision ou de
l’action.
On comprend pourquoi l’apprendre est une fonction complexe11, non
réductible à un seul modèle.
Par nombre d’aspects, elle présente même de multiples
composantes paradoxales. Par exemple,
l’individu comprend, apprend au travers de ses conceptions. Ces
dernières sont les seuls outils
qu’il maîtrise, c’est au travers d’elles qu’il
décode la réalité et les informations qu’il
reçoit. En
même temps, elles sont ses “prisons” intellectuelles
qui l’enferment dans une façon de
comprendre le monde : une causalité linéaire, une logique
classique par exemple. Pour
10 Pour parvenir à un apprentissage, il n’y a pas une seule
voie possible. Pour programmer un magnétoscope par
exemple, on peut tâtonner seul, questionner un spécialiste,
imiter un copain ou lire la notice. Dans une formation
d’enseignant, on peut travailler en groupe, se documenter, démonter
une pratique inadéquate, élaborer des hypothèses
pédagogiques et les tester en classe. Pour certaines formations
de type scientifique ou technique, l’apprenant devra
encore faire la bibliographie du domaine, s’interroger sur son propre
raisonnement ou encore prendre du recul pour
imaginer un autre modèle. Des métaphores, des analogies,
un schéma, un conceptogramme un jeu de rôle pourront
faciliter la compréhension. Toutes ces pratiques de formation peuvent
être nécessaires de façon à la fois
complémentaire et conflictuelle. Ce qui détermine l'apprendre,
c'est le réseau d'informations externes interprétées
par
la personne en fonction de ses expériences passées et de
son projet actuel. On mesure là le rôle primordial de
l’apprenant, seul véritable architecte de sa formation.
11 L’affectif, le cognitif et le sens se trouvent ainsi intimement
liés, en régulations multiples. Et tous trois sont régulés
par des facteurs sociaux ; l’apprentissage dépend fortement
d’un contexte, il se réalise toujours dans un
environnement socioculturel.
apprendre, il devra aller à l’encontre de celles-ci ; mais
il ne le pourra qu’en «faisant avec». De
coûteux détours sont alors indispensables pour réaliser
une appropriation de l'expérience sociale.
Former tient plutôt d'une alchimie complexe. Le modèle allostérique
(Giordan 1998) permet de
catégoriser et de mettre en relation, et par là d’inférer
et de prévoir, le système de paramètres
indispensables, ce que nous nommons l’environnement didactique (voir
encadré ci-après).
Tous sont autant de facteurs limitants, l’apprendre est impossible
quand l’un d’entre eux manque
à l’appel… De plus, comme tous sont à leur tour
en interaction, une régulation entre ces divers
paramètres est encore à envisager. L’apprenant oublie
à la fois ce qui est inutile, mais également
ce qui est trop intense : un traumatisme qui ébranle son équilibre,
la connaissance d’une maladie
incurable par exemple, crée une dissonance trop forte qui évacue
tout désir d’apprendre. De
même, il lui faut être perturbé dans ses certitudes
pour apprendre ; s’il l’est trop, il en devient
paralysé !.. Toute perturbation doit aller de pair alors avec une
confiance en soi ou un
accompagnement. La personne accepte d’autant mieux une perturbation
cognitive qu’il a
l’assurance d’accompagnement suivi. Etc..
3. Conséquences sur les structures de formation et sur les entreprises
sensibiliser
transformer les conceptions
faire "avec" pour aller "contre”
intentionnalité-sens
savoir sur le savoir
aides à penser
mobilisation
du savoir
concepts
organisateurs
perturbations
Environnement didactique favorisant l'acte d'apprendre
Pellaud (2000) d’après Giordan (1998)
accompagnement
confrontations
situations qui provoquent
de l’étonnement, des
rires, de l’émotion, etc.
mise en scène, jeux,
interfaces, etc.
confrontations
apprenant - apprenant,
(jeux de rôle, ateliers, débats, etc.)
apprenant - savoir,
(mages, films, livres, manuels,
multimédias, médias, etc.)
apprenant - personne-ressources
(animations, intervenants extérieurs,
etc.)
évaluation formative,
auto-évaluation,
évaluation en
situation, etc.
expérimentale,
systémique,
analytique,
clarif. de sit.-problèmes,
etc. supports de
pensées
- symboles
- schémas
- modèles, etc.
réflexion sur le savoir
- sa pertinence
- son “utilité”, sa
fonction,
- sa contextualisation,
- clarifier des valeurs,
- accéder à la
citoyenneté, - etc.
réflexion sur l’apprendre
- gérer sa formation,
- expliciter des démarches de
pensée,
- les mécanismes mis en oeuvre
- l’image de l’apprendre, pour soi,
pour les autres, etc.
réinvestissement dans des situations
nouvelles,
transmission du savoir (à des paires,
expos, aux parents, etc.)
ateliers de discussion
favoriser
- l’esprit critique,
- la confiance en soi,
- la curiosité,
- l’ouverture, etc.
favoriser
- la communication,
- le travail en réseau,
- la mobilité de la pensée, etc.
questionner
interpeler
concerner motiver
proposer et/ou faire
élaborer des repères:
- notionnels
- épistémologiques
- métacognitifs
diversifier
les outils
didactiques
diversifier
les approches
pédagogiques
créer un climat
de confiance
paramètres favorisant l’acte d’apprendre
les rôles de l’enseignant / médiateur
“pistes”: démarches et objectifs xxx
contextualiser
utiliser les intérêts et
les compétences
spécifiques des
élèves
apprenantes
Les acteurs de la formation, qu’ils soient décideurs, formateurs
ou usagers, sont conduits à
s’interroger, aujourd’hui plus que jamais, sur les enjeux,
les contenus, les modalités, les
démarches, les stratégies de la formation professionnelle.
Une formation «face au défi de la
complexité» ne peut pas être perçue comme une
liste d'acquisitions linéaires à construire dont la
somme égalerait le tout !.. Du fait qu'elle comprend un ensemble
d’apprentissages complexes et
exige des savoirs de terrain, la formation se situe davantage dans une
relation à cette complexité
et dans l'organisation personnalisée des apprentissages à
un réseau de tâches.
Nombre d’aspects de la formation demandent à être resitués,
à commencer par la démarche de
projet. Cette dernière devrait permettre d'exercer l'ensemble des
compétences transversales et de
favoriser leur intégration. En priorité, il s'agit de mettre
en valeur les attitudes et les démarches
qui rendent compte des liens et de la globalité plutôt que
la somme décortiquée des capacités12. La
formation devrait solliciter plus l’apprenant dans ce qu’il
est et ce qui le porte (son histoire, ses
projets personnels ou professionnels, son rapport aux savoirs,..). Par
ailleurs, cette démarche de
projet, conçue et animée par l’apprenant en étroite
collaboration avec l'équipe de formateurs,
devrait être analysée d'abord sur le terrain, pour se poursuivre
ensuite, à travers des réflexions,
tant individuelles que collectives, en mobilisant des apports théoriques
et en favorisant la
confrontation de regards complémentaires13.
L’accent devrait être mis sur ce que les anglo-saxons appellent
la relation d’empowerment14, c’est
à dire la capacité à développer des pratiques
de mobilisation, d’engagement ou encore de
changements. Des recherches sont à développer à ce
niveau, notamment pour mieux connaître les
rapports à l’apprendre et à l’entreprendre de
chaque personne. De même, une meilleure
12 Un référentiel est à élaborer dans cette
perspective systémique.
13 Cela implique des moments de métacognition inclus dans la formation
d’une part et d’autre part une «bonne»
formation des formateurs à l’écoute. Si l’individu
doit apprendre seul, et personne ne peut le faire à sa place ;
l’apprenant a peu de chance de "découvrir" seul
l'ensemble des éléments pouvant modifier ses questions,
ses concepts
ou son rapport aux savoirs. Le sens qu’il attribue aux connaissances
ne peut se transmettre directement. Seuls
l’apprenant peut élaborer leurs significations propres, compatibles
avec ce qu’ils sont, au travers de leur expérience
propre. Toutefois le médiateur peut faciliter cette production
de sens en filtrant les multiples informations, en
amplifiant ou réduisant l'apport des stimulus extérieurs.
Il peut faciliter les liens, les mises en perspective ou encore
inciter à l'organisation.
14 Le terme anglais d’empowerment met notamment en évidence
le fait qu'il s'agit de donner du «pouvoir» aux
personnes, c'est-à-dire de mettre en valeur leurs capacités
et leurs ressources pour réaliser au mieux leur projet. Ce
sentiment se construit par le jeu d’un processus amplificateur dans
lequel l’engagement de la personne dans ses
activités et les opportunités qu’elle a de développer
sa confiance se renforcent mutuellement. Des moments de
coaching peuvent être indispensables.
connaissance des paradigmes, c’est-à-dire des « soubassements
» de la pensée d’un individu, est
également à amplifier. Enfin, un regard neuf est à
porter sur les personnes qui se sentent
démobilisées et impuissantes. Quels sont les éléments
déclencheurs du processus15 et quelles
d’opportunités l’équipe de formation peut saisir16
? Il importe de prendre en compte les aspects
qui jouent un rôle régulateur et peuvent favoriser le processus,
les résultats obtenus et les
apprentissages effectués d’une part ; d’autre part,
les environnements facilitants offrant soutien,
ressources et valorisations.
Toutefois l'entreprise qui réussit n'est pas celle qui attache
seulement beaucoup d’importance à la
formation de son personnel... L’entreprise, en tant que système,
doit améliorer globalement ses
compétences, en tirant parti de ses propres expériences,
en travaillant à partir de ses propres
ressources. La réussite dans le changement passe par la coopération,
l'engagement et la
responsabilisation de chacun, mais également de l’interaction
des entités qui la constituent.
L'apprendre devient dans l’entreprise une matière première
stratégique ; il constitue un élément
essentiel à sa survie et à son développement17.
L'importation de connaissances de l'extérieur n’est qu'une
condition nécessaire du succès qui
repose tout autant sur les connaissances tacites et, plus largement, sur
les compétences mises en
oeuvre et développées dans l'organisation elle-même.
Le management de la connaissance
(«knowledge management») dans une entreprise a ainsi pour
objectif de faire émerger, d'organiser
et d'utiliser la connaissance comme support à l'innovation continue.
Il correspond à la prise de
conscience que sa mémoire, sa culture sont également un
capital de l'entreprise. Générées par ses
propres activités, elle est valorisée dans ses activités
nouvelles.
«L’intelligence économique» n’est une clé
que si elle repose sur une réflexion sur les pratiques de
l’entreprise et sur l'adaptation des structures pour lui permettre
de produire elle-même la
connaissance et les compétences qui lui sont nécessaires.
Deux aspects ont été privilégiés plus
15 Nos travaux montrent déjà l’importance d’une
compréhension critique de la situation qui permet à la personne,
par
une prise de conscience, de développer un sentiment renouvelé
d’estime de soi. Ces éléments déclencheurs
peuvent
être liés à une crise, plus simplement à une
nouvelle information ou à un changement dans l’environnement
qui
génèrent une dissonance et facilitent la perception d’une
alternative à l’impuissance.
16 Il peut s’agir d’une situation que la personne peut saisir
pour prendre confiance dans sa possibilité d’avoir un
contrôle sur celle-ci. Il peut s’agir par exemple de l’occasion
pour la personne de clarifier son rôle ou sa vision d’un
objectif à atteindre.
17 Les entreprises doivent désormais devenir apprenante face aux
défis de la complexité pour prendre les meilleures
décisions. Elles doivent savoir maîtriser les changements
organisationnels, utiliser et développer leurs potentiels
internes et externes de veille par exemple.
particulièrement dans nos travaux : la vigilance à apprécier
les changements (notamment de
l’environnement mais également internes) en période
changements très rapides et la
compréhension de son fonctionnement stratégique : organisation,
communication, gouvernance et
mémoire18.
Cela nous a conduit à développer une politique de capteurs
(veille), à travailler sur le
management des connaissances entre les services et à développer
une approche apprenante des
organisations. Parmi tous les outils envisagés, l’un d’entre
eux se trouve performant pour
favoriser l’innovation en entreprise, il se nomme la physionique
(Giordan 1996 ? Giordan 199,
voir également encadré ci-après).
Encadré
Qui sait gérer l’inattendu, l’incertain, le paradoxal,
le contradictoire, le complexe? Qui a déjà fait ses preuves
en matière d’organisation complexe ?.. Le Vivant, voyons...
à commencer par ce que nous connaissons le
mieux : notre propre corps! Telle est l’idée originale que
développe la physionique. L’organisme humain, par
exemple, n’est une simple machine. Il ne possède pas moins
de soixante mille milliards d’unités de base, les
cellules. Ces dernières possèdent des centaines de milliers
de petits organes, les organites. Des milliards de
réactions chimiques s’y déroulent à la seconde.
Malgré des intérêts extrêmement divergents,
toutes ses
cellules, sans exception et sans discontinuité, interagissent positivement
les unes sur les autres.... Sans
conteste, le tout est beaucoup “plus” que la somme de ses
parties.
Cet intérêt pour le vivant à des fins utilitaires
n’est pas neuf. A plusieurs époques, l’homme a puisé
dans la
Nature pour inventer des objets technologiques. Parmi les productions
les plus célèbres, citons le velcro de
Georges de Mestrel imitant le système d’accrochage d’un
fruit, celui de la bardane. De même, des
revêtements pour sous-marins limitant les turbulences ont été
inventés après étude de la peau des dauphins.
Dans l’architecture, l’homme s’est largement inspiré
des formes naturelles. Les structures hexagonales,
aujourd’hui si fréquentes, ont été directement
copiées sur les rayons d’abeilles. Les habitations légères
de Le
Ricolais s’inspirent directement du squelette de minuscules organismes
du plancton : les diatomées. Cette
approche analogique s’appelle la bionique.
La physionique renouvelle cette démarche. Au même titre que
les structures anatomiques ou les mécanismes,
les aspects fonctionnel et relationnel, les processus, les dispositifs
inventés par le vivant concernent
l’entreprise, notamment en matière d’organisation et
de communication. De leur maîtrise, naissent des idées
et des pratiques neuves pour appréhender les mutations en cours.
De plus, le Vivant a mémorisé une somme d’expériences
réussies dans un environnement difficile. Il nous
offre une véritable banque de données sur l’organisation,
la communication, la veille et la mémoire. Trois
milliards d’années d’essais et d’erreurs pour
tenter de survivre dans un milieu peu propice, un vrai corpus
soumis continuellement au crible de l’optimisation à long
terme. Pourquoi ne pas l’intégrer à la culture
d’entreprise ?
La physionique ,
un processus pour organiser, communiquer, veiller et mémoriser
autrement dans l’entreprise.
Bibliographie
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18 L'entreprise apprenante constitue des réseaux ou des systèmes
dont la qualité détermine ses performances ; elle
définit des stratégies et modes de production innovants.
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