Autobiographie (suite)

4. L’épopée genevoise
Ce qui devait être une fin en soi, la thèse symbole d’une reconnaissance d’une pratique réussie, fut donc le départ de nouvelles aventures qui progressivement auront pour lieu géométrique : Genève. Un an après la publication de mon livre, je reçus par trois émissaires genevois différents l’information que la Section de Sciences de l’Education de la Cité de Calvin souhaitait mieux me connaître. Une chaire de psychopédagogie des sciences était programmée dans ce lieu prestigieux en éducation où avaient travaillé Claparède, Ferrière, Bovet et Piaget.
C’était pour moi une avance totalement inattendue, tellement surprenante que je refusais une première fois. Elle tombait mal, j’avais réalisé une sorte d’équilibre pertinent entre mon travail dans les classes, l’INRP, l’université , mes rencontres et ma vie privée, je ne souhaitais pas le perturber. Je fus sollicité une deuxième fois ; après moultes hésitations, je décidais cette fois de me rendre à Genève. Je fus convaincu par le dynamisme et le brio du président, Jean Paul Bronckart. Il eut deux arguments décisifs : il me proposa de continuer à travailler avec mon équipe de l’INRP et de me trouver à Genève des classes et des enseignants motivés par mes travaux. Avec le recul, ma décision d’accepter fut bienvenue puisque peu de temps après Louis Legrand était démissionné de l’INRP, et moi avec...
J’arrivai à Genève pour signer mon contrat le jour de la mort de Piaget. Avec le concours de deux assistants et surtout d’enseignants, je montais aussitôt une nouvelle équipe qui reçut le soutien de la Faculté des Sciences (Professeurs Goy et Greppin). Elle prendra le nom de Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences (LDES) en décembre 1980.


Logo du Laboratoire


Depuis, cette équipe s’est démultipliée en prennant appui sur des compétences diverses et sur un réseau de partenaires ; elle s’est fait ainsi connaître tour à tour pour ses recherches, ses formations, ses médiations sur nombre de domaines aujourd’hui regroupés sous le vocable l’éducation, la culture et la communication dans les sciences, les techniques, l’environnement et la santé que nous avons fait reconnaître.
Nos travaux ont pour point commun les mécanismes d’élaboration du savoir ; mais ils ne se limitent plus à l’école obligatoire. Nous travaillons aussi bien sur l’enseignement universitaire que sur le rôle des musées, des médias ou encore des associations culturelles dans l’appropriation des savoirs, et notamment sur les synergies entre ces différentes démarches.
Dans chaque étude, trois paramètres sont au centre de nos préoccupations : l’apprenant et ses conceptions, le savoir en jeu à travers un projet éducatif ou culturel et le contexte institutionnel. Une meilleure connaissance des apprenants et d’une manière générale du public, confrontés à divers savoirs scientifique ou technique a été entreprise. Surtout nous recherchons, et cela fut original, les situations, les contextes, les stratégies, les aides didactiques qui interfèrent avec les conceptions dans des apprentissages spécifiques.


Conceptogramme des concepts didactiques produits au LDES


De nouvelles idées sur apprendre, comprendre ou encore mobiliser le savoir ont ainsi été produites. Notamment, le modèle d’apprentissage allostérique, aujourd’hui plus connu sur le plan international qu’en France, traverse ces diverses études . En réalité, il s’agit d’un système de micro-modèles dont le projet dépasse le(s) modèle(s) constructiviste(s). Pour nous, apprendre regroupe un ensemble d’activités multiples, polyfonctionnelles et pluricontextualisées. Pour schématiser, nous dirons qu’apprendre mobilise plusieurs niveaux d’organisation mentale disparates ainsi qu’un nombre considérable de boucles de régulation. Vouloir tout expliquer dans un même cadre théorique tient plutôt de la gageure ; et cela d’autant plus, que les différents modèles constructivistes ont été produits dans des domaines très épurés.
Par exemple, dans le cas d’apprentissage de concepts, tout ne dépend pas des structures cognitives au sens où les a définies Piaget. Des sujets qui ont atteint des niveaux d’abstraction très développés peuvent raisonner sur des contenus nouveaux à l’égal de jeunes enfants. Ce qui est en cause, ce n’est pas seulement un niveau opératoire, mais ce que nous appelons une conception globale de la situation, c’est dire à la fois un type de questionnement, un cadre de références, des signifiants, des réseaux sémantiques (y compris un métasavoir sur le contexte et sur l’apprendre), etc. Autant d’éléments qui orientent la façon de penser et d’apprendre et sur lesquels la théorie piagétienne ou les théories cognitivistes actuelles restent muettes. De même, l’appropriation d’un savoir ne se réalise pas seulement par une abstraction “réfléchissante”. Pour des apprentissages scientifiques, cette dernière peut être quelquefois déformante, le plus souvent mutante. Un nouvel élément s’inscrit rarement dans la ligne des savoirs antérieurs. Au contraire, ceux-ci représentent fréquemment un obstacle à son intégration. Vouloir tout expliquer en termes “d’assimilation” ou “d’accomodation” tient de la gageure. Il faut envisager généralement une déconstruction simultanément à toute nouvelle construction. Pour qu’il y ait compréhension d'un modèle nouveau ou mobilisation d’un savoir par l’apprenant, l'ensemble de sa structure mentale doit être transformée. Son cadre de questionnement est complètement reformulé, sa grille de références largement réélaborée. Ces mécanismes ne sont jamais immédiats, ils passent par des phases de conflits ou d’interférences. Tout est affaire d’approximation, de concernation, de confrontation, de décontextualisation, d’interconnexion, de rupture, d’alternance, d’émergence, de palier, de recul et surtout de mobilisation.
Enfin, les différents modèles constructivistes ne disent rien ou presque sur le contexte social ou culturel pourtant fondamental : ils ne permettent pas d’inférer des situations ou des environnements favorisant l’acte d’apprendre. C’est sans doute sur ce dernier plan que le modèle allostérique ouvre une voie prometteuse : il avance un système de paramètres interactifs formulant un environnement didactique facilitateur.


Paramètres d’un environnement allostérique


5. L’optique de nos recherches
Ainsi nos recherches en Education, et de façon plus générale en Médiation, cherchent à éviter deux grands travers toujours très présents dans les Sciences de l’Education. Le premier est très ancien, c’est presque son péché originel. De ses origines théologique puis philosophique, la réflexion éducative semble avoir reçu en cadeau dans son berceau les principes de compilation et d’exégèse. Pour schématiser, le premier consiste à aligner des textes pour le texte, le second à les presser pour extraire une substantifique moelle. Les grands auteurs, du moins ceux considérés tels, parce que pour diverses raisons sont à la mode ou appartiennent à la chapelle (ou à l’obédience), sont disséqués au mot près. Dans cette entreprise, il ne s’agit nullement de répertorier de quelconques références de départ, encore moins d’établir un corpus bibliographique. Le texte est démonté pour lui-même, et de la somme doit émerger la solution aux maux. C’est la référence au livre sacré, à la relique ou encore à sa Sainteté éducative. Peu importe si le contexte a changé, Platon, Kant ou Freinet sont interrogés comme des contemporains confrontés aux problèmes actuels. Qu’auraient-ils fait face à la crise des valeurs ou dans le cadre d’une éducation généralisée à toutes les populations ?.. A eux seuls appartient la vérité, peu importe si l’on ressasse pour la vingtième fois, hier le même discours sur l’intelligence ou aujourd’hui les mêmes dires sur l’apprendre.
Le second travers des Sciences de l’éducation est plus pernicieux, il se pare des atours de la scientificité. La recherche construit rigoureusement un objet scientifique, et un seul, avec forces problématiques. Ensuite, elle avance une méthodologie expérimentale cohérente, suivie d’un protocole d’étude très complet, où rien n’est laissé au hasard, pas même “le nombre et la couleur des crayons” à disposition de l’élève. Enfin, avec moultes précautions discursives, l’étude avance quelques résultats, en prenant appuis sur des habitudes établies -on nomme cela des normes. Sur ce dernier plan non plus, rien ne manque, pas même les pourcentages au centième près ou l’arsenal statistique ; peu importe si ce dernier porte sur des catégories aussi facilement repérables que le “rayonnement” du professeur ou “l’exhaustivité” de l’aide didactique.
Dans ce modèle de recherche, tout se passe comme si la seule forme d’investigation possible devait se moulait sur celles reconnues en psychologie cognitive, neuropsychologie ou psychosociologie, elles-mêmes à leur tour dépendantes du modèle dominant dans les sciences expérimentales... il y a 20 ans de cela! Le protocole, la rédaction sont ainsi travaillés, soignés, sophistiqués jusque dans leurs moindre détails. Toutefois, il y a un hic, sans doute plusieurs. Qu’étudie-t-on ? Quelle est la pertinence de ce type d’étude en matière d’éducation ? Nombre de domaines sont irrémédiablement exclus de la recherche car ne donnant pas prise à de “belles” investigations respectant les canons de la recherche supposée “pointue”. Nombre de faits sont éliminés des investigations, sous prétexte que la science, celle des Comités de promotion ou de distribution des crédits, ne peut rien dire ou dit le contraire. mais les conditions d’expérimentation ne masqueraient-elles pas les paramètres pertinents ou n’éluderaient-elles pas nombres d’interactions entre ces derniers.
Peut-on encore parler de recherche en Education ? N’est ce pas plutôt une approche des réactions immédiates d’un individu face à un artéfact, sans relation avec une situation de classe ou de médiation? Quelle validité ou extension -nous ne parlons pas de généralisation- peut-on accorder aux résultats obtenus dans de telles conditions? Surtout quelle création éducative peut-on y déceler ?
Enfin, dans ce contexte de “fausse” scientificité n’élude-t-on pas une réflexion parallèle et indispensable, celle sur les valeurs. Comme si la recherche scientifique dite “pure” n’était pas aussi une recherche axiologique : ne travaille-t-elle pas par rapport à une valeur, celle de vérité ? En matière d’éducation, les valeurs interfèrent constamment avec les données scientifiques ; c’est par rapport à elles que les faits expérimentaux ont à être situés. C’est parce que certains apprentissages sont privilégiés pour telles ou telles raisons que certains élèves vont être performants ou pas, ou que certains obstacles existent. Pourquoi ne pas tenter également d’expliciter le champs de valeurs, de les clarifier, de les discuter pour les prendre en compte ? C’est à ce niveau que se situe un des principaux obstacles actuels d’une transformation éducative et culturelle.
Notre projet est ainsi tout autre ; certes il est plus fruste, sans doute est-ce pour cela qu’il obtient quelques intérêts auprès des praticiens. Il peut se visualiser à partir du schéma suivant :


Stratégies de recherche


Notre recherche souhaite ne pas se laisser enfermer ni dans des carcans épistémologiques, on l’est déjà suffisamment de façon inconsciente, ni dans des a priori théoriques, encore moins dans des allants de soi méthodologiques. Le point de départ de notre démarche est chaque fois une analyse d’une situation éducative (ou médiatique) particulière et actuelle. Comment le savoir “passe-t-il” suite à tel enseignement ou telle médiation ? Pourquoi le grand public se sent-il encore peu concerné par tel documentaire ? Pourquoi les enfants perdent-ils leur curiosité au cours de leur scolarité primaire ? Etc..
Le projet est toujours de trouver des “réponses” possibles et alternatives. Quoi enseigner d’optimal en science à des enfants de l’école primaire ? Et pourquoi ? Qu’apportent les savoirs techniques sur les plans personnel ou professionnel ? Comment médiatiser tel domaine difficile, comme la physique des particules ou l’ADN ? Comment modifier un comportement en matière de santé ? Comment développer une démarche systèmique dès l’école maternelle ? Comment sensibiliser à un problème d’environnement pour des professeurs du secondaire ? Etc.
De plus, avant de tenter une innovation, une étude de changement où intervient acteurs, contraintes et processus est mis en place. En parallèle, un processus d’évaluation est instauré dès la conception, de façon à déterminer en retour les impacts et à repenser l’innovation entreprise.


Eléments étudiés pour produire une aide didactique, ici un scénario de film


En matière de méthodologie de recherche, la priorité est mis sur une combinatoire de méthodes. Pour le recueil de l’information, nous utilisons de façon redondante pour faire surgir et corroborer des indicateurs : entretiens et questionnaires divers, conceptogrammes, élaboration de phrases, méthodes pré-test/post-test, observation en continue d’apprenants en situation. Le traitement de l’information se réalise toujours par rapport au contexte d’apprentissage. Nous privilégions de préférence les études contrastées : situations qui posent problème/ situations réussies.
Des études spécifiques sont alors, et alors seulement, envisagées en complément ; elles consistent à préciser certains obstacles repérés sur un petit nombre d’apprenants dans des situations standardisées. Des situations ou des stratégies différentes (utilisation de méthodes en “aveugle” ou “double aveugle”) sont comparées sur des apprenants ayant le même type de difficultés, et resituées par rapport aux pratiques habituelles, etc.. Des études sur l’élaboration historique du même savoir sont entreprises de façon à posséder des référents (obstacles éventuels et situations qui ont permis de les dépasser).

6. Nos projets actuels
Nos travaux actuels affinent les divers paramètres du modèle allostérique ; ils portent plus précisément sur le questionnement, la perturbation des conceptions, la schématisation, la modélisation, la mobilisation du savoir et sur ce que nous nommons le savoir sur le savoir. Afin de corroborer dans l’action les apports de ces micro-modèles, nous développons en complément nombre de recherches appliquées. Comment construire un multimédia sur la physique des particules pour tel musée ? Comment fabriquer un document lisible pour les maîtres et une exposition compréhensible pour les élèves sur la diététique? Etc.. C’est ainsi que nous avons participé en partenariat à des productions d’expositions (Cité des Enfants, Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette, CERN, Services Industriels, par exemple), de livres (Peter Lang, Delachaux, Z’Editions), d’articles de vulgarisation (Sciences et Vie, Sciences et Nature, Sciences et Vie Junior..), de logiciels (Olivetti, Ministère italien de l’Education), de multimédias (Digital), d’émissions de télévision (RAI) ou de radio (France Inter, France Culture, Radio Suisse Romande) et de pièces de théâtre (Benoit Bunico, Kesako, Les Batteleurs de la Sciences). Nous sommes encore intervenus dans les entreprises, soit pour des audits sur la communication, des séminaires-consultations pour directeurs et cadres supérieurs sur la communication interne et externe, soit pour des productions de modes d’emploi plus lisibles, plus compréhensibles. En retour, ces études appliquées ont contribué à renouveler nos idées de recherche, notamment en matière d’intégration des savoirs.
D’autres recherches appliquées ont pour objet la production d’outils et d’environnements pour la formation des enseignants, des médiateurs et des décideurs. Nous sommes ainsi invités pour des actions de formation par de nombreuses universités et institutions en Europe, en Amérique du Nord, en Australie ou au Japon. De même, nous sommes consultés par de nombreuses organisations internationales (BIE, OMS, UNESCO, CEE, Conseil de l’Europe, OCDE) et ONG, ainsi que par des ministères, des associations nationales d’enseignants, de médiateurs, de médecins et de paramédicaux.
Pour mener à bien ses travaux, notre réseau de collaborations s’est enrichi en Europe, principalement avec les universités (Paris VII, Nice, Rouen, Séville, Louvain, Hambourg, Amsterdam, Rome, Namur), des centres de formation (IUFM et INRAP en France, IRRSEA en Italie, EN en Espagne et Allemagne), en Amérique du Nord (Universités Cornell, Berkeley, Montréal, UQAM, Québec, Vancouver), en Asie (Pékin, Tsukuba), ou en Australie (Melbourne, Sydney) ; autant de confrontations dans des contextes divers et variés.
Enfin, sur le plan de la divulgation des travaux, le réseau CECSI (Communication, Education, Culture Scientifiques, Industrielles) que nous coordonnons depuis plus de quinze ans ans regroupe des enseignants, des médiateurs, des muséologues, des chercheurs, des décideurs, des ingénieurs, mais aussi des utilisateurs des sciences et des techniques comme des industriels, des journalistes scientifiques ou des femmes et hommes de télévision ou de spectacle, etc, ; en tout plus de 2000 correspondants dans 43 pays.


André Giordan


Pour savoir plus sur le LDES
Les publications du LDES sont nombreuses et variées, plus de 200 articles, rapports ou papiers divers. Parmi, les principales, on peut citer :
André GIORDAN (sous la direction) - Histoire de la Biologie (2 tomes) - Lavoisier 1987 - (Trad. Espagnol).
André GIORDAN et Gérard DE VECCHI - Les origines du savoir - Delachaux 1987.
Marie-Louise ZIMMERMANN - Méthodes APA (Documents de travail) - L.D.E.S. 1987.
Gérard DE VECCHI et André GIORDAN - L’enseignement scientifique : comment faire pour que “ça marche” ? - Z’Editions 1989.
André GIORDAN, Androula HENRIQUEZ et VINH BANG - Psychologie génétique et didactique des sciences - Peter Lang 1989.
Michèle FEBVRE et André GIORDAN - Maîtriser l’information scientifique et médicale - Delachaux 1990.
Daniel RAICHVARG - Sciences et spectacles - Z’Editions 1993.
André GIORDAN et Christian SOUCHON - L’Education pour l’environnement : mode d’emploi - Z’Editions 1991.
André GIORDAN, Christian SOUCHON et Marilyn CANTOR - Evaluer pour innover - Z’Editions, 1994.
André GIORDAN, Yves GIRAULT et Pierre CLEMENT - Conceptions et connaissances - Peter Lang, 1994.
Michèle FEBVRE et André GIORDAN - Maîtriser les méthodes de travail - Delachaux (sous presse).

On peut encore citer en partenariat, les Actes des journées internationales sur l'éducation scientifique (15 numéros), les Feuilles d'Epistémologie appliquée et de didactique des Sciences (3 numéros), les Annales de Didactiques Sciences (2 numéros), les Actes sur l'évaluation (1 numéro), les Actes sur la Communication d’entreprise (CISTE, 1 numéro), le numéro spécial de Culture technique (numéro 20), la Collection Exploration de Peter Lang, les Collections Guides pratiques et Investigations GIORDAN - MARTINAND de Z'Editions.

Une lettre LDES est publiée deux fois par an, on peut l’obtenir gratuitement au LDES, Université de Genève, 9 route de Drize, CH 1227 Carouge Genève, Tél: (41 22) 705.98.33., Fax: (41 22) 300.14.82.