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Mathématiques
Libé. Dans vos interventions en entreprise, vous contestez la prédominance des maths. Vous pensez même que cela joue un rôle dans le moindre impact des entreprises françaises sur la scène internationale.

AG. Une commande récente de formation d’une grande entreprise à l'intention de ses cadres supérieurs, polytechniciens, centraliens ou énarques m'a surpris et interpellé à la fois. Formulée ainsi : "Approche des organisations complexes", elle était accompagnée du commentaire suivant : "Remettez-leur les pieds sur terre ! Quelques exercices de physionique ou des jeux de rôle m'ont permis de comprendre rapidement le pourquoi.
Ces brillants cerveaux, juste un peu imbus de leur personne, ne raisonnent que par algorithmes. Ils savent mettre en œuvre en un clin d’œil de puissants raisonnements. Ils sont capables d'argumenter avec brio pour défendre un point de vue. Cependant, ils se trouvent très démunis face à une situation nouvelle pour eux ou imprévisible. Pire, ils ne savent pas mettre en œuvre des raisonnements complexes pour clarifier une situation, poser un problème ou orienter une décision. Ce sont de grands naïfs. Ils fonctionnent uniquement par déduction à partir de prémisses initiaux. Si ces derniers, comme c'est généralement le cas dans les questions quotidiennes sont approximatifs, incomplets ou dépendants, leur raisonnement débouchent sur des incohérences qu'ils ne prennent pas la peine de vérifier. Une telle démarche n’est jamais entrée dans leur horizon. De même, la démarche de recherche, l'analyse systémique ou la pragmatique sont toujours aux abonnés absents.

Libé. Comment expliquez-vous de telles lacunes ?

AG. Les faiblesses d'une telle formation sont évidentes. Malheureusement le système est bloqué, parce que trop homogène. Formateurs, formés et décideurs sont tous issus d’un seul et même moule -une longue tradition qui remonte au XVIème siècle- et ne voient qu’à travers ce moule. Tout vient de l'importance accordée aux mathématiques comme machine de sélection. Et au type de mathématiques enseignées pour être aisément corrigées à l’examen, parce qu'il existe des mathématiques intelligentes !
Chose surprenante, nos dirigeants d’entreprise ne possèdent pas de méthodologie performante pour clarifier une situation. C'est normal, la sélection porte uniquement sur la résolution de problème, en fait de questions qui admettent le plus souvent une “bonne” solution. Ceux qui réussissent sont ceux qui sont capables de retrouver très rapidement une solution qu’ils ont déjà à leur disposition. Rien de tel dans la vie courante. La solution n’existe jamais à l’avance. Il n’y en a jamais une seule, il peut ne pas y en avoir. Toute solution dépend du contexte et des contraintes. Ces dernières sont fluctuantes et demandent des processus d’adaptation et de changement qui passent par des rapports humains. Il faut faire preuve de beaucoup de contact avec le réel, de créativité pour en formuler. Autant de points que la sélection et la formation de nos élites en Grandes Ecoles ignorent superbement.

Libé. Vous allez plus loin dans vos critiques sur l’enseignement des mathématiques. Vous les accusez d’obscurantisme.

AG. Le mot est sans doute fort. Mais il est exact que les maths enseignés sont pour partie décalées, pour partie elles vont à l’encontre des modes de raisonnement qu’il faut instiller. Les besoins cognitifs pour affronter les années 2000 sont autres. Nous devons affronter un monde complexe, imprévisible, chaotique, aléatoire et buissonnant. La logique classique est nettement insuffisante. A n’égale pas toujours A. A évolue en fonction d’une histoire, dès qu’il entre en interaction il est transformé. La somme 1+1+1+1+1+1+1 n’égale pas toujours 7. Quand il s’agit de personnes, elle peut être égale à 0 si les personnes s’inhibent comme dans un Collège des profs ou une direction d’entreprise. Elle peut faire beaucoup plus s’il s’agit d’une équipe de Hand-ball qui gagne un Championnat du monde. Par ailleurs, il faut pouvoir faire des suppositions, des estimations, des tests ; il faut inventer des approches, raisonner sur des possibles, des situations incertaines ou flous, penser des changements ou encore savoir négocier. Rien de tout cela n’est fait en maths à l’école, seuls quelques rares profs s’y essaient et s’y essoufflent parce que non encouragés. Il suffit de fournir aux élèves un élément supplémentaire pour qu’ils se “plantent”. Ils prennent l’habitude que tous les paramètres servent ! On gaspille un temps scolaire considérable à résoudre des problèmes qui n’ont d’utilité que pour un examen.

Interview réalisé par Huet
Pour en savoir plus : A. Giordan, Un poisson rouge dans l’homme, Payot, 1995.