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 Chronique 
        Sciences-Techniques-Culture-Société 
         
      Les 
        sciences et les techniques ne sont pas seulement un savoir, encore moins 
        un savoir neutre. Elles sont le produit d’une société. 
         
        En tant que telles, elles ont besoin d’être situées 
        dans leurs dimensions éthiques, économiques, culturelles 
        et politiques.  
        C’est ce que tente André Giordan, professeur à l’université 
        de Genève et consultant auprès des organisations internationales, 
        les deuxièmes mardis du mois. 
      Le 
        non-penser technique 
        Il y a encore 200 ans, le nouveau citoyen qui avait vécu la Révolution 
        assistait au mieux à une seule innovation technique durant sa vie. 
        Le citoyen contemporain se trouve confronter presque mensuellement à 
        une nouveauté qui affecte durablement son existence. Ceux qui atteignent 
        ou dépassent la cinquantaine de nos jours ont dû intégré 
        depuis leur naissance le développement de l'électronique 
        domestique (transistor, télévision, magnétoscope,..), 
        de l'informatique (macro et micro), de la robotique, des télécommunications, 
        des banques de données, de l'énergie (nucléaire, 
        solaire,..), des nouveaux matériaux (multiples polymères 
        et intégrés pour la construction, les loisirs et même 
        pour les vêtements,..), des biotechnologies (médicaments, 
        diester,..), de l'imagerie médicale (échographie, scanner, 
        doppler, RMN,...). Nous ne serons pas exhaustif tant la liste est longue.. 
         
        Notre intimité elle-même est affectée par ces bouleversements. 
        Tour à tour, les nouvelles techniques de sélection des espèces 
        (génie génétique,..), de culture (clonage, bouturage 
        in vitro, culture sans sol,..), de conservation (reconstitution, congélation, 
        lyophilisation,..) et de cuisson (induction, vapeur sèche, micro-ondes,..) 
        ont modifié les pratiques alimentaires. Les diverses pilules ont 
        changé la sexualité des femmes ; les techniques de procréation 
        assistée font évoluer le désir d’enfant... 
         
        Dans les seuls cinq ans à venir, ces mêmes individus devront 
        encore s’affronter au développement des machines à 
        communiquer, des multimédias, des autoroutes de l'information et 
        de bien d'autres choses encore... 
        Or pendant que ces diverses technologies continuent leur montée 
        en puissance, des doutes, un sentiment d'impuissance se répandent 
        dans la majorité de la population. Implicitement naissent une série 
        de questions. L'emballement des technologies asservie à l'économie 
        de marché n'est-elle pas en passe de faire dérailler l'humanité 
        ? Est-il encore possible de maîtriser le développement technique 
        ? Et surtout quel sens tout cela a-t-il ? Un sentiment populaire se répand 
        qu'on ne peut plus avancer sans savoir où l'on va. 
        La notion de progrès est contesté ; des problèmes 
        écologiques et de nouvelles épidémies surgissent 
        au grand jour, augmentant de l'inquiétude. Apparaissent des phénomènes 
        de rejet. L'intégrisme, le nationaliste exacerbé y puisent 
        même leurs éléments d'argumentation.  
        L'angoisse devant la possibilité d'un énorme dérapage 
        s'étale déjà à la une des journaux. A terme, 
        on peut craindre une crise profonde. Ses prémisses sont déjà 
        présent dans la crise de société que nous traversons. 
         
         
        Suivre le rythme des transformations ?  
        Tout cela n'a rien d'étonnant. Les technologies apparaissent comme 
        un non-penser de notre société. Du moins, la pensée 
        n'arrive plus à suivre le rythme des transformations techniques. 
        Les raisons de ce décalage sont multiples. Schématiquement, 
        on peut mettre en avant le mépris habituel des intellectuels pour 
        tout ce qui touche de près ou de loin aux professions ou à 
        la quotidienneté depuis que les philosophes, puis les scientifiques 
        se sont séparées inéluctablement des pratiques. Ce 
        mépris est particulièrement violent chez les intellectuels 
        parisiens, toujours engoncés par des habitudes de corporation dans 
        la seule études des textes de références. Pourtant 
        de nos jours, le philosophe, le scientifique, le journaliste, l'essayiste 
        qui veut ignorer la réalité technique se condamne à 
        parler dans le vide.  
        Il faut y voir également le peu d'intérêt des ingénieurs 
        et des entrepreneurs pour tout ce qui touche à la réflexion 
        sur les aspects d'usage, les retombées sociales des innovations, 
        au dépend d’un culte de l'efficacité et de la productivité 
        économique sur le court terme. Quant aux humanités, elles 
        restent toujours suspectes de verbiage, notamment dans les Grandes Ecoles. 
        Ajoutons encore le dépassement complet de nos politiques. Sur ces 
        questions, ils s'en remettent les yaux fermés aux experts. Cela 
        d'autant plus qu'aucun grand principe de régulation n'est inscrit 
        dans la Constitution. Les grands choix technologiques ne sont jamais véritablement 
        débattus aux Chambres. A-t-on déjà vu un jour un 
        grand débat sur l'énergie, les transports, les nouvelles 
        technologies de l'information ou même sur le type de recherches 
        à promouvoir ? Et nous ne parlerons pas ici de la reprise des essais 
        nucléaires...  
        Les évolutions technologiques sont alors menées uniquement 
        à l'initiative des compagnies multinationales, même si parfois 
        ces choix sont entérinés ultérieurement par les gouvernements. 
        Les compétences sont transférés de l'Etat aux initiatives 
        privées ; le tout apparaît très délocalisé 
        et multiforme. Les techniques et leurs normes s'imposent sans que jamais 
        le citoyen n’ait eu son mot à dire... Mieux, on a même 
        su créer chez ce dernier un complexe d'infériorité 
        pour qu’il s’en désintéresse.  
         
        Faire évoluer les mentalités 
        Une évolution des mentalités est absolument nécessaire. 
        Une éducation aux technologies peut être envisagée 
        de façon profitable dès l'école maternelle (1). Il 
        est regrettable que cet enseignement soit toujours balbutiant ou dévalorisé 
        pour le plus grand nombre. Nulle part il apparaît comme l’une 
        des priorités. Dans le même temps, des émissions de 
        télévision et des articles de journaux pourraient présenter 
        et situer les principales avancées. Passionnants comme toute aventure 
        humaine, ces reportages pourraient tout à la fois ouvrir l'individu 
        sur le monde qui l'entoure et lui fournir des éléments de 
        maîtrise (attitudes, démarches, réflexions sur,..). 
         
        En amont des études précises sont à mettre en oeuvre. 
        Il s’agit de rechercher les conditions culturelles de cet "enjeu 
        du siècle" (Ellul). Penser les techniques ne signifie pas 
        disserter sur chaque innovation ou production prise séparément. 
        Penser les techniques, c'est les situer dans leurs fonctions biosocioéconomiques, 
        c'est à dire dans la relation à la fois individu-machine 
        (quel plus m'apporte ce produit ou ce processus de fabrication ? par exemple). 
        C’est également repérer leurs implications dans un 
        groupe social (combien ça coûte ? quel changement induit-il 
        ? quelle incidence sur l'emploi ?,...) et dans la biosphère (quelles 
        retombées à court et à long terme sur l'environnement 
        ?). Penser les techniques, c'est envisager encore leur rôle historique 
        dans le développement d’une Nation, ou encore situer leur 
        évolution dans le contexte international (notamment en liaison 
        avec le déséquilibre grandissant entre le Nord et le Sud). 
        En fait, c'est un système de questions qu'il s’agit de traiter. 
        Elles touchent tout la fois à l'éthique, à la politique, 
        à l'éducation, à la culture, au droit, à la 
        consommation... En premier, il s’agit d’aborder de front la 
        question du rythme et de la nature des changements. Peut-on faire évoluer 
        des comportements quotidiens, des façons de penser au rythme des 
        transformations techniques? N’oublions pas qu’elles-mêmes 
        sont sous-tendues par des impératifs économiques. Faut-il 
        envisager des transitions ? Faut-il au contraire intervenir pour limiter 
        tel développement ? Autant de contradictions et de paradoxes à 
        gérer. 
        En tout cas, une nouvelle responsabilité collective est à 
        promouvoir. Etre citoyen aujourd'hui ce n'est plus seulement voter pour 
        son député ou son Président, puis s'en remettre à 
        lui (du moins à ses experts) et attendre. Etre citoyen, c'est se 
        positionner, entre autre, devant les intrusions de plus en plus pressantes 
        des techniques. Pour y parvenir, c'est interpeller les experts, c'est 
        repérer leurs compétences et la manière dont ils 
        ont été choisis. C'est surtout demander plus de transparence 
        dans les choix et en particulier exiger de débattre contradictoirement 
        des finalités.  
        N'oublions pas que le citoyen est également un consommateur et 
        qu'il a le droit de boycotter un produit ou une fabrication, tant qu'il 
        n'en possède pas tous les tenants et les aboutissants. Encore faut-il 
        que ses choix soient réfléchis et non le fruit d'une impulsion, 
        d'un conditionnement ou d'une mode. 
       (1) L’AGIEM 
        l’association des maîtresses d’école maternelle 
        s’en sont préoccupée, elle a pris l’idée 
        à bras le corps lors de leur dernier Colloque de juillet 1995. 
        Elle est encore peu suivie et soutenue par les décideurs.   |