Démarches d’investigation

André Giordan

 

Dans un monde où les solutions n’existent pas toujours ni dans les livres, ni auprès de experts, l’appropriation de démarches d’investigation devient un objectif prioritaire de l’école, mais pas seulement… dans la société en général. André Giordan en a toujours fait une priorité dans ses recherches.

Son premier travail porte sur les démarches d’investigation en sciences, et notamment sur la démarche expérimentale. De part leur objet, les investigations différent suivant les domaines. On n’expérimenta pas de façon identique en astronomie et en physique des particules, en physiologie et en génétique, en écologie et en chimie. Chaque branche possède des rituels spécifiques, tout en jonglant avec différents outils ci-après :

Les différents outils des investigations scientifiques

 

Sa thèse en éducation porte sur l’appropriation de cet aspect, il développa les aspects épistémologiques et s’attacha à l’appropriation des attitudes et démarches sous-jacentes indispensables :

Attitudes

 avoir le désir de se poser des questions (curiosité);
 avoir confiance en soi;
 etre critique (esprit critique);
 être créatif (imagination créatrice)
 imaginer une hypothèse
 imager un dispositif d’expérience
 avoir envie de chercher par soi-même;
 avoir envie de communiquer, accepter de se confronter.

Démarches

- savoir se questionner
- savoir entreprendre une activité pour répondre à ses propres questions, à celles de ses camarades ou de l’animateur
- savoir énoncer sa propre formulation du problème,
- savoir rechercher une relation causale (savoir établir une corrélation ou un système causal),
- savoir formuler plusieurs hypothèses,
- savoir faire un corpus documentaire,
- savoir repérer une grandeur,
- savoir imaginer un dispositif expérimental,
- savoir rechercher des indicateurs,
- savoir envisager les causes d’erreurs,
- savoir mettre au point un test,
- savoir observer,
- savoir faire des mesures,
- savoir enquêter,
- savoir lire des résultats d’une expérience,
- savoir traduire les résultats sous forme d’un graphe,
- savoir argumenter,
- savoir discuter les apports de son expérimentation et la comparer avec celles d’autres
- savoir accueillir ou élaborer un modèle,
- savoir mobiliser une hypothèse corroborée (ou un modèle) dans d’autres situations,
- savoir reconnaître les limites d’une hypothèse,..

Pour approcher les questions complexes, André Giordan a mis en avant ou a développé, à partir de ces recherches, d’autres démarches :
-           la pragmatique,
-           l’analyse systémique,
-           l’approche « savoirs émergents ».

Pour en savoir plus pour l’enseignement ou la formation des enseignants, lire
G. De Vecchi et A. Giordan, L'enseignement scientifique,Comment faire pour que "ça marche"?,  Delagrave, Nlle édition augmentée 2002
A. Giordan, J et F Guichard, Des idées pour apprendre, Delagrave, Nlle édition 2002
A. Giordan, F.Pellaud, et coll, Apprendre les sciences, Delagrave 2008
ML. Cantor et A. Giordan, Les sciences à l'école maternelle,  Delagrave, Nlle édition 2002
A. Giordan, Une didactique pour les sciences expérimentales, Belin, 1999

Sa thèse a été publiée dans A. Giordan, Une pédagogie pour les sciences expérimentales, Centurion, 1978

Pour les approches complexes, voir également l’onglet Complexité.

 

La pragmatique


La pragmatique est une ressource propre à apporter des solutions -ou du moins des optimums- à des situations qui posent problème, de les mettre en place et d’en évaluer la pertinence pour les affiner. En premier, elle conduit à poser le ou les problème(s) ; du moins, elle tente de les formuler pour donner prise à une ou plusieurs investigations. Où sont les obstacles, les limites, comment les énoncer ? Cela nécessite de distinguer l’essentiel de l’occasionnel, d’envisager les différentes dimensions de la situation et préciser les acteurs, les interactions et les enjeux.


 

 

 

 

 

 

 



Etapes d’une pragmatique

Ensuite l’investigation proprement dite peut commencer. Pour chaque problème, les causes, les interactions principales et secondaires sont à rechercher. Comme elles sont généralement multiples et en rétroaction, il s’agit alors les hiérarchiser, mettre en avant leurs interrelations et les structurer dans le cadre d’un système dont les limites sont à préciser (le lieu : le groupe, l’entreprise, la ville, la région, la biosphère, etc.). Les obstacles aux changements sont également à identifier. Les entraves sont toujours sous-estimées : avantages acquis, habitudes de vie, gestion administrative, réglementations de tout ordre, habitudes ou peur du changement, etc. Une recherche de compensations satisfaisantes pour préserver les intérêts afin de faire accepter les changements est à inclure. Plusieurs scénarios peuvent être conçus en parallèle, chacun étant élaboré à partir de valeurs différentes ; les données, les règles du jeu évoluent de jour en jour.
Enfin, il est rare qu’une démarche de type complexe puisse réussir d’entrée ; un processus d’évaluation doit être mis en place lors de chacune des phases. L'important est la régulation des problèmes, des optimums ou du changement, plus que la réponse qui ne peut être que conjoncturelle. Ce processus ne peut être en aucun cas envisagé de façon linéaire et descendante. Une approche multiple, régulée, transversale et ascendante est préférable (voir fig. 3.). Mais encore s’agit-il de les penser en fonction des ressources, des possibilités et de la culture du lieu.

Pour en savoir plus, lire
A. Giordan et S. Souchon, Une éducation pour l'environnement, vers le développement durable, Delagrave, 2008
A. Giordan et Jacqueline Denis-Lempereur (coord.), Douze questions d'actualité sur l'environnement, Z'éditions, 1996
 A. Giordan, Comme un poisson rouge dans l'homme, Payot, 1995

L’analyse systémique

L’analyse systémique parfois nommée démarche systémique est une autre ressource de formation complémentaire ; elle vise à clarifier et à formuler une réalité (événement, situation, etc.) en tant que système. Elle permet de préciser en particulier :
            - les niveaux d'organisation,
            - les états possibles du système,
            - les échanges entre les sous-systèmes (flux, turn-over, etc.),
            - les limites et les échanges avec l’environnement,
            - les facteurs de régulation internes et externes et leur dynamique.
Complémentaire de l’analyse cartésienne qui réduit la complexité à la compréhension des composants élémentaires, l’analyse systémique devient pertinente pour décoder les systèmes complexes présentant un certain niveau d'incertitude, d’instabilité ou de flou. Il ne s'agit plus de comprendre en décortiquant chaque partie du système ; au travers d’un regard global du système, elle modélise :
- l'interdépendance des éléments, le plus souvent en matière de flux de matière, d'énergie et d'information,
- l’interdépendance du système et de l’environnement,  et
- la « cohérence » de l'ensemble.

L’analyse systémique pilote ainsi le réseau des relations (en particulier le réseau des chaînes de régulation) entre les éléments ou les acteurs du système. A travers la production et le fonctionnement d’un modèle, elle conduit :
- à matérialiser une organisation, souvent hiérarchisée selon plusieurs niveaux,
- à fixer les limites du système, son histoire et les interactions avec son environnement.
Pour que le modèle devienne opératoire, il importe de prendre en compte certains indicateurs et surtout de respecter certaines lois constitutives de toute  :
- décomposer le système selon des critères précis en sous-systèmes et en modules fonctionnels,
- reconnaître sa frontière pour pouvoir distinguer ce qui fait partie du système de ce qui appartient à l'environnement,
- travailler en priorité sur les liens, les interactions, les régulations,
- détecter les signaux faibles, qui renseignent sur les tendances du système,
- ne pas prétendre à l'exhaustivité mais viser plutôt la pertinence.
- alterner l’approche théorique et l’approche de terrain,
- accepter le niveau d’exigence optimum.

Pour en savoir plus
A. Giordan et Jacqueline Denis-Lempereur (coord.), Douze questions d'actualité sur l'environnement, Z'éditions, 1996
 A. Giordan, Comme un poisson rouge dans l'homme, Payot, 1995

La maîtrise de l’information

Pour produire du nouveau, il faut avoir fait le bilan du savoir antérieur, avec la conscience des limites, des contraintes et de la solidité des concepts en place, ceux qui font consensus dans la communauté scientifique. Il faut également maîtriser les domaines connexes, parfois des savoirs éloignés, se révéler apte à faire des rapprochements et à manipuler des modèles. L’hypothèse fructueuse naîtra souvent d’une combinaison originale de savoirs établis.
Dans la pratique quotidienne de la recherche, il faut pouvoir étayer ses idées, les faire évoluer en fonction des résultats obtenus, les confirmer ou les modifier. Cela suppose d’être au courant des nouvelles pistes à exploiter, des technologies en développement.
Le travail du chercheur n’est pas uniquement expérimental. Auparavant, il doit se constituer une culture sans faille. Pour cela, il doit établir une bibliographie du domaine spécialisé qu’il étudie, sans négliger de l’enrichir par des références sur les sujets voisins.
D’abord, identifier un document pertinent, c’est-à-dire “utile” pour le travail projeté, n’est pas une fin en soi. Encore faut-il savoir l’utiliser ! La tendance spontanée est une lecture exhaustive et linéaire : l’étudiant avale l’article du début jusqu’à la fin et il se demande combien de temps il devra passer sur un livre de plusieurs centaines de pages. S’il lit sans prendre de notes, son attention se relâche et il risque de passer à côté des informations utiles. S’il prend des notes, il a tendance à perdre de vue l’idée générale, ne sait pas trier et accumule des détails inutiles.
Ensuite, en “vrac” que retirer d’une lecture même conduite avec discernement ? Comment reconnaître les idées principales des idées secondaires ? Comment réaliser un résumé analytique qui représente un bon équilibre entre une sous-information frustrante ou une sur-information dommageable.
Comment ne pas se sentir submergé ? Comment trouver les documents utiles ? Doit-il tout lire ? Où s'adresser ? N'existe-t-il pas des méthodes pour ne pas perdre trop de temps à travers les millions de pages imprimées chaque année ? Comment résumer un livre, un article ? Comment faire surgir les idées importantes ? Quand et comment consulter les livres de synthèse, les rapports de recherche, les notes, les fiches techniques ou les notices de matériels, les prépublications, les archives ? ...
Comment choisir un périodique scientifique ? Comment apprendre à être un utilisateur efficace ? Comment s’y retrouver dans les rubriques régulières ou irrégulières ? Identifier les articles de fond, les dossiers, les nouvelles, les informations techniques ou pratiques ?
Enfin, comment trouver le livre adapté à ses besoins et à son niveau de connaissances ? Comment identifier un ouvrage ? Quelles sont ses particularités et sont-elles différentes de celles d’un article ? Comment reconnaître ses différentes parties et quelles sont leurs fonctions ? Est-il possible d’enregistrer un ouvrage identifié pour y revenir par la suite ? Et surtout, comment rédiger sa propre bibliographie ?



Phases d’une démarche de documentation

 

Plus récemment, ses travaux portent sur l’approche de données multiples (data journalism en anglais), ou de bases de données (database journalism). Elle est liée à la mise à disposition de données multiples. En effet, de plus en plus de données statistiques sont diffusées par les institutions ; la science elle-même fournit des bases de données : en génétique, en génomique, en gestion des risques. Comment les analyser ? Comment les exploiter personnellement ou en groupe.

Pour la formation des étudiants, lire :
M. Febvre et A. Giordan, Maîtriser l’information scientifique et médicale, Delachaux, 1990

 

La démarche « savoirs émergents »

Pour approcher les questions vives, une démarche dite de « savoirs émergents »  a été conçue et corroborée. Elle consiste à repérer, nommer et formaliser de “nouveaux” savoirs par une confrontation « d’expertise » citoyenne. Elle prend place pour formuler et tester des savoirs qui n’ont pas de référents dans la recherche universitaire ou dans les pratiques des corporations. Ce sont des :
- savoirs pour comprendre et pour agir, mais également
- savoirs sur le “vivre ensemble”, pour répondre aux interrogations des uns et des autres, tant au niveau social que personnel.
La méthodologie collective (Giordan, Herber-Suffren et all 2007) mise en place consiste à :
•           repérer les questions restées sans réponse, qu’elles soient relatives à des problèmes sociaux ou personnels,
•           chercher comment problématiser quand il n’y a pas de référent;
•           multiplier les expériences (ou tirer parti des expériences diverses),
•           mettre en commun les hypothèses, les idées (situations optimisées, analyse des échecs),
•           confronter les pratiques de remédiation (solutions alternatives, pratiques de changement).
Enfin, il s’agit toujours d’innover, d’évaluer celles-ci et de mutualiser les approches.

Approche savoirs émergents

 

Pour en savoir plus, lire
A. Giordan, C. Héber-Suffren sd., Savoirs émergents, Ovadia, 2007