Grille d'évolution vers la démarche expérimentale

André Giordan

 

Extrait de A. Giordan, Une didactique pour les sciences expérimentales, Belin, 1999

Cette grille a pour but de fournir aux enseignants des repères sur l'évolution de la démarche scientifique de l'enfant ; elle est importante pour trois raisons. Nous ne développerons pas de nouveau les deux premières (voir livre), mais revenons sur la troisième, à savoir mieux connaître le niveau de l'enfant dans la situation qu'il traite, pour lui permettre de dépasser son niveau. Cela conduit à définir un rôle du maître différent selon le niveau de démarche et l’objectif de l'enfant. Par exemple, quand l'élève se trouve au stade du tâtonnement par contiguïté, lui proposer une expérience dans un support abstrait aura peu d'influence sur son cheminement. La même intervention pourra par contre accélérer son cheminement s'il a atteint le stade des opérations sur les opérations.
Les niveaux ont ainsi une heuristique dans leur gradation. Ils caractérisent des comportements repérables. Entre chaque niveau se situe un ensemble d’obstacles, que nous définissons comme spécifiques, demandant un type également spécifique d'apprentissage. Nous le répétons, ces interventions ne sont efficaces que lorsqu'elles se situent au niveau correspondant ou à un niveau immédiatement supérieur. Elles ne sont efficaces qu'à ce degré-là. J'ai bien sûr essayé d'entraîner les élèves vers un niveau de rigueur plus grand, les résultats sont dérisoires et souvent négatifs : l'élève se perd ou ne comprend plus, il se laisse entraîner par l'autorité du maître (on retrouve la question habituelle de l’autorité = passivité), l'enfant semble suivre mais ne réinvestit pas l'acquis.
Il est illusoire de vouloir sauter les étapes pour aboutir à un semblant de résultat censé être plus conforme à la science actuelle. Il vaut mieux s'en tenir à des niveaux intermédiaires d'attitude et de rigueur dans la méthode, et laisser se constituer des concepts qui sont peut être “faux” dans la science actuelle, mais qui sont suffisamment opératoires pour que l'élève puisse continuer son interrogation et la démarche qu'elle a motivée.

Les fondamentaux

Pour que ces grilles soient utilisables en classe, nous avons décomposé la genèse de la méthodologie expérimentale en deux aspects :

  • approche de l’expérimentation et
  • processus mis en oeuvre pour produire une explication (argumentation).

Quatre paliers repérables ont ainsi été dégagés. Il ne faut pas rechercher dans ces "supposés" stades une hiérarchie linéaire. Rien n'est plus naïf que de penser par stade, les élèves font de fréquents retours en arrière. Ils traduisent seulement une série de facettes caractérisant des comportements et des opérations effectuées par les élèves. De plus, l'enfant ne passe jamais de façon automatique d'un stade à un autre. Son niveau de démarche varie selon la question abordée. Sa progression se fait plutôt par extension et par intégration des diverses dimensions décrites ci-avant en relation avec le cadre de référence.

Approche de l'expérimentation

NIVEAU 1 : L'élève accepte tels quels les événements qui se produisent sans en chercher la cause.
Ou bien il suggère une raison sans rapport avec ce qui se passe et qu'il ne justifie pas. Il reste au stade de la croyance.

NIVEAU 2 : Il cherche une cause naturelle aux événements, en proposant un fait qu'il a tiré de l'événement, mais sans tenter de le justifier.

NIVEAU 3 : Il recherche la cause naturelle d'un événement, en essayant d'analyser l'événement et cherche à justifier événementiellement (par tâtonnement).

NIVEAU 4 : Il recherche la cause naturelle d'un événement et cherche à l'infirmer en proposant des justifications provenant d'observations et d'analyses d'informations ou en proposant une méthodologie expérimentale.

Processus mis en oeuvre pour produire une explication

NIVEAU 1 : L'élève ne tâtonne pas ou tâtonne uniquement au hasard.

NIVEAU 2 : Tâtonnement par contiguïté : mise en liaison de 2 paramètres proches. Opération sur les objets au hasard.
L'élève raisonne sur le concret : comparaison par comparaison, de façon événementielle.

NIVEAU 3 : Tâtonnement en fonction d'un fil conducteur : mise en liaison en n'envisageant que quelques paramètres.

S. Stade 1 :
Tâtonnement plus systématique en fonction d'une idée (souvent vaste et imprécise) implicite (expérience “pour voir”).
L'enfant opère sur des cas particuliers liés à l'observation immédiate.
Début du raisonnement par intériorisation de l'action : l'élève parvient à se libérer progressivement du concret (opération sur les opérations concrètes).

S. Stade 2 :
Tâtonnement systématique en fonction d'idées possibles (apparition du possible = hypothèses).
Toutes les possibilités ne sont pas envisagées d'avance : le tâtonnement et la discussion permettent d'envisager les différentes possibilités.
Raisonnement sur des possibles et interprétation : déduction intimement liée aux situations concrètes.
Chaînes déductives courtes.

NIVEAU 4 : Réalisation d'une combinatoire systématique avant d'expérimenter ; le tâtonnement devient accessoire.
Opération sur des opérations abstraites.
Mise en relation multiple, en envisageant la plupart des possibilités.
L'élève fait des hypothèses à partir d'une observation suggérée par une théorie ou un système de pensée.
Raisonnement par des chaînes déductives longues et ramifiées : déduction sur des situations représentées.
Début de construction de modèles opératoires (réalisation de schémas ou de conceptogrammes).

Autres aspects complémentaires

D’autres aspects demanderaient à être commentés : le rapport de l’élève face à l'explicitation, ses conceptions sur la causalité ou encore ses processus d’infirmation. Limitons-nous à quelques grands axes.

Concept d'explicitation. Les élèves observés à la fin de l’école primaire ou au début du secondaire ne cherchent plus à trouver des explications aux phénomènes. Cela sera encore plus visible pour les travaux expérimentaux réalisés à la fin du secondaire ou à l’université. Ce besoin d’explication pourtant existe chez l'enfant très jeune de l’école maternelle. Mais il s'est perdu en situation scolaire. Tout est affaire de motivation. Les pratiques pédagogiques proposées dans ce livre ont pour premier objet de répondre à cet aspect.

Concept de causalité. Les élèves possèdent déjà, dès 3-4 ans, une certaine idée de la causalité. Même si elle est limitée, elle est déjà suffisante pour prendre conscience que l’usage de tel bouton permet d’obtenir tel effet, tandis que l’autre en provoque tel autre.. Il s’agit d’une simple relation de cause à effet que l'on retrouve dans le sens commun. Or, le propre de la causalité scientifique, notamment en biologie ou en technologie, est toujours de comporter un système de transformation. La déductivité implique une structure et non pas une simple application -notion très positiviste que l'on retrouve malheureusement dans les explications à usage des élèves.
La causalité implique une mise en relation multiple avec un ensemble de conditions considérées comme causales. Nous avons constaté que ce type de causalité se développe en même temps que la combinatoire. Elle implique également de développer l’apprentissage d’une causalité cybernétique comportant des feed-back positifs ou négatifs.

Concept d'infirmation. Le premier dépassement du mode de pensée de l'enfant est dans la vérification de ses certitudes. En réalité, on ne peut jamais vérifier, tout au plus peut-on tenter d'infirmer une donnée, une idée, une théorie. C’est à cet effet que nous préférons user dans ce livre du terme de “corroboration”. Or, ceci demande toute une procédure indirecte. La capacité à reconnaître une hypothèse comme étant infirmée, puis de l'éliminer, ne s'établit pas chez les élèves de façon spontanée. Par la suite, même au niveau 4, cette capacité reste fragile. Elle est pourtant très importante dans la genèse du raisonnement expérimental.

Les limites

À la fin de cette évolution, même dans les meilleurs cas, les élèves ne maîtrisent pas encore totalement la méthode expérimentale ; leurs champs conceptuels sont encore peu élaborés et peu précis. Ils mettent en place une certaine forme d'expérimentation qui s'éloigne progressivement de l'empirisme. Ils commencent à pratiquer "quelque chose" de même nature, ayant les mêmes propriétés qu'une démarche expérimentale. Ne retrouve-t-on pas une telle démarche balbutiante, puis plus systématique chez des chercheurs des siècles précédents comme quand Redi ou Spallanzani expérimentait sur la génération spontanée des mouches ou sur les processus de fécondation des grenouilles[qui est-ce??en dire plus est-ce suffisant]?
Certains pédagogues de physique ou de biologie font une erreur quand ils obligent les jeunes élèves à déduire exclusivement les connaissances de théories ou de principes. La plupart des connaissances humaines ne s'appuient-elles pas sur le recul par rapport à l'observation immédiate, sur la démonstration que permet une communication socialisée ? À partir de la perception d'un événement, à travers des idées préconçues, la science débutante n'est-elle pas amenée à rapprocher d'autres faits, à en déduire de nouveaux, à imaginer des possibles qu'elle peut plus ou moins justifier ? Ne se construit-elle pas en reconsidérant son cadre de référence ? Ne court-circuite-t-on pas une étape en ne permettant jamais aux élèves de passer par de telles pratiques, toujours par peur de “perdre du temps” ?
Certes, il n'est pas question d'en rester là mais l’empirisme n'est-il pas la première étape d'une science ? Dans les sciences expérimentales contemporaines, ne trouve-t-on pas encore constamment cette phase empirique dans les laboratoires ? N'est-elle pas “source” de découvertes ? Elle s’avère en tout cas nécessaire chez ces élèves. L'expérimentation vague et inconsciente (l'expérience dite “pour voir” par les élèves)  se transforme progressivement en expérimentation consciente et raisonnée. Ne commencent-ils pas progressivement à poser des problèmes de façon opératoire? À fractionner le problème en problèmes plus étroits? Ne s'efforcent-ils pas de résoudre ces problèmes les uns après les autres, étape après étape? Ne font-ils pas des variations d'abord à l'extrême (ou c'est chaud ou c'est froid"), puis de façon sériée (en propossant des variations de température par tranches de 10°? 
Tout cela n'est pas si loin d'une démarche expérimentale. D'autant plus que le doute et la critique des faits, qui donn